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Bertrand d'Argentré, historien censuré

Bertrand d'Argentré, historien censuré

Tous les Bretons qui s’intéressent à l’Histoire connaissent le nom de Bertrand d’Argentré. Beaucoup ont, à un moment où un autre, un exemplaire de son "Histoire de Bretagne, des rois, princes, ducs et comtes d’icelle..." entre les mains. Mais c’est en général une version tronquée et ils le savent : la vraie Histoire de Bretagne, telle que son auteur l’a voulue, a été censurée dès sa parution en 1582. Motif ? Trop "bretonne" et anti-française. Déjà, c’était l’État qui se mêlait de dire l’Histoire.
On comprendra donc que ce soit contre la censure que j’aie réédité récemment l’Histoire de Bretagne de d’Argentré dans sa version originelle. Vraiment, je déteste la censure, surtout en matière historique.

Bertrand d’Argentré est né à Vitré en mai 1519. Sa famille l’ancre dans la vieille noblesse d’épée puisqu’elle tire son nom de la paroisse d’Argentré, toute voisine, où elle est signalée dès le XIe ou XIIe siècle. Gentilshommes, les d’Argentré sont sédentaires et vite frottés de droit et d’administration publique. Leurs alliances sont locales et tournées vers ces mêmes activités. Plusieurs branches plus aînées s’éteignent successivement dans des quenouilles, jusqu’à laisser celle du sénéchal prendre l’aînesse.
Avant notre auteur, l’homme important de la famille d’Argentré est une femme : celle qui a épousé l’historien Pierre Le Baud et qui, par ce simple fait, a transformé les d’Argentré en gardiens du temple de l’historiographie bretonne.
Pierre Le Baud, mandaté par les autorités ducales déclinantes, rédige la chronique bretonne. Il l’encombre d’un fatras mythologique très en vogue à son époque et dont l’arrière-plan idéologique est très fort. Il y introduit ensuite tous les éléments du miroir historique que le duché de Bretagne veut offrir à sa propre existence alors menacée. Son texte manuscrit demeure le testament historiographique de la Bretagne, qualités et défauts entremêlés.
Bertrand d’Argentré, arrière-petit-neveu du chroniqueur, n’a pas ou peu connu celui-ci. Mais on imagine qu’il en a fort entendu parler et du reste, après l’union matrimoniale du duché au royaume, on doit considérer que les éléments actifs du duché se sont groupés en deux camps, les uns proches de l’orthodoxie passée, les autres de l’orthodoxie nouvelle. Peut-être est-ce dans ce cadre que le père de d’Argentré, Pierre, a accédé à la fonction de sénéchal de Rennes, l’un des postes d’administration et de justice déconcentrées les plus éminents de Bretagne ; ses liens avec les Laval, sires de Vitré, laisse cependant planer un doute sur cette obédience.
Toujours est-il qu’au moment où le roi François Ier organise le vote des États de Bretagne pour l’union du duché à la couronne (en contradiction avec tous les engagements antérieurs), Pierre d’Argentré est aux premières loges, on le consulte et il constate. Comment resterait-il de marbre et comment sa lucidité ne se transmettrait-elle pas d’un bloc à son fils alors âgé de treize ans et bien capable de comprendre les enjeux du drame qui se joue ?
Pour parler de son père, Pierre d’Argentré, c’est un personnage, une figure ; sa mère, Jehanne Haugoumar, appartient à la vieille noblesse d’épée mêlée de robe comme lui. Pierre d’Argentré prononce le discours inaugural du couronnement du dernier duc de Bretagne, fils du roi François Ier, et il siège à la fameuse séance décrite par d’Argentré dans la page 1169 de l’édition de 1582 de son Histoire, celle qui a créé tant de polémiques. Il est encore en en 1539 l’un des cinq commissaires de la Réformation de la coutume de Bretagne. En 1547, peu avant la mort du roi, il obtient la nomination de son fils Bertrand à sa succession. Il s’éteint l’année suivante.
La formation juridique du jeune promu sénéchal s’est faite hors de Bretagne : à Orléans (ou Bourges) et Poitiers. Elle s’est achevée par une prouesse : la première étude d’histoire bretonne de d’Argentré, en 1541, rédigée en latin et restée inédite. Kerdanet réfute l’assertion qu’il s’agirait d’une traduction pure et simple de l’ouvrage de Pierre Le Baud. Le texte, de la main de l’auteur, est conservé parmi les manuscrits de la Bibliothèque nationale de France.
Outre le droit, d’Argentré maîtrise trois langues mortes ou étrangères : le grec, le latin et l’italien. Beaucoup d’auteurs qu’il cite ont écrit dans ce dernier langage et il est possible qu’au plus fort de la Renaissance, Bertrand d’Argentré lui-même soit allé séjourner et étudier en Italie.
Quelques années plus tard, il prend ses premières fonctions de sénéchal de Vitré, puis son père le fait installer sénéchal de Rennes (on ne dit pas encore président au présidial, cette juridiction n’existe pas).
Après la mort de son père, il se marie avec Jacquemine de Littré, d’une vieille famille de l’épée que j’ai trouvée dans la Réformation de 1426 et qui plonge ses racines dans des époques reculées. Cette épouse lui donne de nombreux enfants, dont plusieurs se feront connaître et parmi eux, son fils Charles, qui a repris et modifié le texte de la version 1588 de l’Histoire de Bretagne pour son édition de 1618.
Le portrait de Bertrand d’Argentré ci-contre, gravé d’après un tableau, montre un intellectuel à grand front. Son regard de biais est froid, mais dénote un esprit incisif et tenace. Il y a un peu de morgue dans l’allure générale du personnage, mais aussi une fraîcheur étonnante pour un homme qui a atteint la soixantaine. Sa maigreur paraît nerveuse. On ne voit pas là un magistrat embourgeoisé, empâté et empourpré par trente ans d’exercice de sa fonction. Il demeure sur le qui-vive, impliqué dans l’instant, avec peut-être une fièvre secrète. Ce pourrait être un fébrile ou ce qu’on appelait alors un "bilieux".
En tout cas, Kerdanet en fait un teigneux, un chicaneur qui ne cesse d’entrer en procédure avec d’autres magistrats de sa compagnie et du parlement.
De même d’Argentré s’engage-t-il à fond dans la répression contre les calvinistes. On devine son intolérance : elle est écrite sur son visage. On ne peut lui trouver qu’une circonstance atténuante (outre l’esprit de son époque) : s’il assaille les huguenots, s’il les combat, ce n’est pas par haine de l’autre, mais par certitude de soi. Il est aussi l’homme de ces certitudes faciles qui font les guerres les plus sottes. C’est son défaut. Sa sincérité, qui donne vie à son style, l’emporte parfois jusque dans l’erreur.
Elle doit aussi le conduire jusqu’à la passion. Lorsque la peste ravage Rennes, les juges rennais se replient sur Vitré où ils végètent dans le désarroi. Et c’est d’Argentré qui avec fougue les exhorte à la dignité. Son ton devient lyrique et épique. J’ai écrit qu’il y avait du grand-père de Montesquieu chez lui, mais c’est plutôt à la Convention qu’il aurait siégé avec verve. Il aurait pu s’ y asseoir aux côtés de Lanjuinais ou de Le Chapelier sans déparer. Avec sans doute d’autres idées, car il reste l’homme des États, cette oligarchie qui a pris le pouvoir en 1532 au nom de la Bretagne et qui, garante unique des anciens privilèges du duché, n’a pas su trouver en 1788 le moyen de moderniser sa doctrine devant la constitutionnalisation puis la démocratisation de la monarchie : il fallait inventer une Bretagne nouvelle, l’ancienne ne pouvait résister à la pression des temps. Qu’aurait inventé d’Argentré ? Difficile à dire. Il se serait sans doute raidi comme ses pairs et comme eux, il aurait tout perdu.
Quoiqu’il en soit, après avoir fait preuve de son intelligence, de son savoir, de son audace et de sa pugnacité, Bertrand d’Argentré devient à partir des années 1560 un jurisconsulte écouté. Plus encore : on le lit. Il écrit. Il publie des volumes sans cesse plus imposants, toujours vifs, élégants, que ce soit en latin ou en français. On dit que le roi Charles IX, de passage en Bretagne, demande à le rencontrer, que ses ouvrages ont une telle autorité que le souverain lui offre le siège de premier président du parlement.
Or d’Argentré est un conservateur bilieux. Céder sa charge multiséculaire de sénéchal de Rennes et tout l’héritage symbolique qui s’y attache ? Jamais ! Il s’y cramponne. Plus encore, il joue des coudes contre le parlement pour défendre les prérogatives de son présidial. Il chicane et il procédure avec toute sa science. Alors, on le réprimande. Magistral, il tient bon. Il ne peut céder sur une question de principe, pas un intellectuel comme lui.
Son obstination trouve d’ailleurs récompense : c’est à lui que les États s’adressent en 1580 pour rédiger l’Histoire de Bretagne telle qu’on l’entend en Bretagne, le miroir historique dans lequel la province orpheline de ses ducs veut se refléter.
On discute aujourd’hui pour savoir s’il n’aurait pas commencé ce texte avant même la commande. On rappelle qu’il a déjà produit sur le même sujet quarante ans plus tôt. Peu importe.
L’ardeur de d’Argentré à composer son oeuvre est perceptible à chaque ligne. Peut-être a-t-il été jusque-là l’oncle un peu agaçant qui a toujours une histoire de l’ancienne Bretagne au coin des lèvres, le maniaque à marotte toujours prêt à asséner des anecdotes interminables et innombrables sorties de sa mémoire inépuisable et de son engouement insatiable. Peut-être n’a-t-il qu’à ouvrir le robinet de ses souvenirs pour qu’en jaillissent aussitôt des torrents. Il est vrai qu’on le voit accoutumé aux publications épaisses. C’est un travailleur acharné, surtout lorsqu’il défend sa cause. Rien ne peut alors ralentir son énorme concentration sous son front bombé.
Comme le note son biographe Kerdanet, les États l’ont requis pour un plaidoyer plus que pour un véritable travail historiographique. Il s’exécute avec son engagement et son efficacité habituels, même si certains commentateurs comme Aymar de Blois lui trouvent le style un peu alourdi et boursouflé par l’âge (tout en remarquant des passages dignes "de Montaigne"). En novembre 1582, l’Histoire est présentée aux États enthousiastes et aussitôt publiée chez Julien du Clos à Rennes.
Ce plaidoyer ne pouvait que déplaire. Il déplut. À Paris, surtout. Le même Aymar de Blois trouve la phrase juste pour exprimer la perception qu’on a eue de cette Histoire de Bretagne : "D’Argentré a suivi, pour le fond, Pierre Le Baud dans son Histoire ; il s’est égaré avec lui et plus encore, disent les bénédictins, quand il s’en est éloigné".
Il faut dire qu’outre la question bretonne récurrente, la politique s’en mêle : bilieux jusqu’au bout, d’Argentré verse dans le camp ligueur. Au bout de son intolérance. Cette erreur, évidemment liée à son option "bretonne", ne peut que le poursuivre, étant donné que la dynastie qui vainc les ligueurs est celle qui va régner pendant deux siècles et qui va réaliser tous les projets ébauchés jusque-là par la monarchie pour unifier la France. À ce degré d’impertinence, la position de d’Argentré devient une véritable faute contre lui-même en plus de l’être contre l’intelligence.
Mais après tout, s’il n’avait pas été aussi incurablement intraitable, aurait-il voulu et su défendre si bien la cause perdue de la Bretagne ? Ce n’est pas sûr.
On discute pour savoir comment il a composé la seconde édition de son oeuvre maîtresse en 1588. Est-elle seulement la production d’un homme qui a "mangé son chapeau" ? N’en profite-t-il pas pour approfondir certaines idées ?
Elle a des côtés presque risibles, notamment dans la vigilance avec laquelle tous les détails trop favorables à la monarchie bretonne sont gommés. Par exemple, lorsque Nominoë envoie ambassade vers le pape pour que celui-ci bénisse la couronne dont il s’apprête à se faire ceindre, la version de 1582 voit le pape renvoyer la couronner à Nominoë avec des sourires et des cadeaux somptueux. Celle de 1588 dit tout le contraire : le pape, sur intervention du roi Charles le Chauve, garde tout simplement la couronne (il n’y a pas de petit bénéfice). De même, on est frappé de lire les annotations de marge qui habillent le texte de 1588 plus encore que celui de 1582 : dans la seconde édition, elles sont presque toujours hostiles aux Anglais. C’en devient presque risible aussi. C’était en tout cas moins attaquable par les institutions royales françaises et tous comptes faits, une habileté qui explique peut-être pourquoi les Bretons du XIXe siècle ont souvent affirmé préférer la version de 1588 à celle de 1582.
D’après Aymar de Blois, c’est après avoir dû exprimer l’autorité de sa juridiction contre certains de ses amis ligueurs que d’Argentré fut en partie écarté de ses fonctions et qu’il mourut dans le chagrin en février 1590. Il fut inhumé dans l’enfeu des Cordeliers de Rennes et de là transféré à l’église Saint-Germain en 1821.

La Bretagne, la France, l’Europe, la planète, nous sommes tous traversés par le flux des identités et la question des "-isations" : francisation de la Bretagne, européanisation de la France, mondialisation tout court, se pose jour après jour. Dans ce contexte, relire d’anciennes visions historiques et réfléchir au destin des humains, des peuples et des nations n’est jamais inutile. Chacun d’entre nous ne cherche-t-il pas son émancipation ? Sa liberté ?

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