25/06/2015
Histoire de taxis parisiens
Les taxis parisiens protestent avec virulence contre la légalisation du service Uber. En apparence, la question qu'il s'agit de traiter est simple. En réalité, elle l'est beaucoup moins.
Commençons par rappeler que les taxis parisiens tiennent une place particulière dans l'imaginaire français depuis l'événement des "taxis de la Marne" : en 1914, les troupes allemandes ont fait une percée par un col que l'armée française jugeait infranchissable, elles filent à tombeau ouvert vers Paris et, sûres de leur victoire, s'arrêtent au soir à faible distance de Paris pour porter l'estocade à une France qui en eût été aussi abasourdie qu'elle le fut vingt-six en plus tard en 1940. Mais là, trait d'inspiration : le général Gallieni, vétéran de la Coloniale, habitué aux solutions de bric et de broc, s'entend avec Waleswski, fondateur des taxis G7, et pendant la nuit, des centaines de taxis déplacent sinon une armée du moins des bataillons entiers, ce qui permet à l'armée française de créer la surprise. Stupéfaite de trouver un ennemi là où elle n'attendait qu'une débandade, l'armée allemande flageole, temporise, son élan est brisé, la défaite cuisante est évitée de justesse.
Cette prouesse (dont l'importance historique est discutée, à mon avis à tort) frappe les esprits et demeure à jamais comme l'un des hauts faits de cette épouvantable guerre, la dernière que la France ait gagnée. L'opération des "taxis de la Marne" ne fut possible que parce que Paris comptait, à cette époque, la moitié des taxis qui roulaient dans le monde. Sans ce fait chiffré, pas de troupes pour surprendre l'Allemand au réveil sur les bords de la Marne.
Les taxis parisiens sont restés populaires dans la période suivante à travers la silhouette familière du prince russe exilé et moustachu. Les taxis russes ont fait les beaux jours de l'entre-deux-guerres.
Mais dès la fin des années 1950, le rapport Rueff-Armand dénonçait la dérive de son système en corporation fermée et malthusienne. Cinquante ans plus tard, Jacques Attali, dans un rapport qu'il remit au précédent président de la République, préconisa d'en finir avec le système actuel et d'ouvrir la profession.
Le système actuel repose sur une "plaque", c'est-à-dire une licence d'exploitation, en principe achetée par le taxi en début de carrière, en quelque sorte un pas-de-porte. Ce principe du pas-de-porte était très courant encore voici quarante ans : on le payait pour reprendre une location d'appartement, un commerce, et même un cabinet médical sous la forme du rachat de clientèle. Il est devenu très rare et n'existe presque plus que dans un très petit nombre de professions réglementées.
Dans l'esprit, le système des plaques protège l'artisan. Il est le gardien des vertus de la corporation, en particulier celui de l'indépendance des chauffeurs. En réalité, il y a toujours eu coexistence de grandes sociétés et d'artisans, l'équilibre se faisant plus ou moins bien entre les différents acteurs du secteur.
Aujourd'hui, il existe plusieurs types de chauffeurs de taxi. Mettons de côté l'artisan idéal pour le moment : il a payé sa plaque 200000 Euros et gagne sa vie comme artisan, il est soumis à des charges sociales, professionnelles et fiscales importantes, mais il gagne bien sa vie et il est libre dans le cadre légal, sans autre maître que lui-même à bord de son taxi.
Un peu moins libre est le taxi qui s'affilie à une coopérative. Ce système lui rapporte des clients, mais prélève un pourcentage sur son chiffre d'affaires et lui impose un lot de contingences plus ou moins formelles et plus ou moins lourdes. L'artisan coopérateur reste cependant encore assez libre.
Le coût très élevé des plaques a contraint depuis longtemps un certain nombre d'artisans à passer par de véritables filières de travail. Dans ce premier cas, le chauffeur de taxi est toujours un artisan, mais il rembourse un montant conséquent à la filière qui lui a procuré sa plaque et il a certaines obligations, plus ou moins légales d'ailleurs, envers elle. Il est fréquent que ces filières s'établissent sur un critère ethnique.
La quatrième catégorie de chauffeurs de taxi possède sa voiture, mais est employée d'une compagnie. La cinquième est employée mais ne possède ni sa plaque ni sa voiture.
En somme, le système est assez complexe et recouvre des situations très différentes aboutissant à des réalités financières et à des revenus très contrastés, mais l'artisan conserve une place dans une organisation que l'on peut qualifier de corporation structurée par une tension entre grandes structures et acteurs indépendants.
À l'arrivée, Paris manque cruellement de taxis aux heures de pointe, et beaucoup de chauffeurs se battent les flancs aux heures creuses. De cette double insatisfaction est née l'observation de Rueff et d'Armand reprise par Attali.
Il ne faut pas négliger la part de l'idéologie dans l'approche Rueff-Armand-Attali : les libéraux se méfient par principe du système des corporations qu'ils ont d'ailleurs abolies en créant sous la Révolution Française le principe de la "liberté du commerce et de l'industrie", un principe que le XXe siècle a presque entièrement désamorcé.
Libéraliser les taxis sans racheter les plaques serait très injuste. Or leur valeur se chiffre en milliards et l'État est, sinon pauvre, du moins impécunieux. Donc pas question de racheter. Peut-on alors simplement autoriser plusieurs chauffeurs à se partager une plaque et organiser une régulation du trafic en temps réel en fonction des besoins qui se présentent ? Cela serait un minimum, car le fonctionnement actuel relève de l'âge des cavernes. Mais cela constitue une évidente régression de liberté pour les artisans.
Sauf que... sauf que l'affaire Uber montre que la régulation informatique/internet et la liberté du chauffeur sont extrêmement compatibles. L'uberisation des taxis parisiens pourrait donc avoir un avantage.
Mais à l'inverse, l'uberisation prouve que dans notre monde économique, la liberté totale profite moins à l'artisan qu'à des géants, en général américains, très adeptes de la défiscalisation. Le souvenir des taxis de la Marne peut alors nous rappeler que les taxis parisiens, ce n'est pas qu'affaire d'argent, d'artisanat et de commerce, mais qu'il peut s'agir de notre survie.
10:59 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : taxi, paris, la défense, delanoë, uber, artisanat | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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