09/12/2009
L'histoire de mon père (le cas Georges Frêche).
Sur Facebook, quelqu'un m'a adressé, voici quelque temps, une invitation à soutenir Georges Frêche pour sa réélection à la présidence de la région Languedoc-Roussillon. Comme la plupart de ces invitations, j'ai laissé celle-ci dormir dans un coin de mon compte. Et puis, voici quelques jours, j'ai éprouvé le besoin de prendre position, j'ai accepté cette invitation à soutenir la réélection de Frêche. Aussitôt, un de mes amis sur Facebook, un blogueur, s'est étonné (et même inquiété) de cette prise de position : on peut difficilement faire plus sulfureux que Frêche selon les canons habituels. Or il se trouve que, parmi les raisons qui m'ont fait agir, il y a le fait que Frêche et mon père sont devenus copains autour de 1973, et que cette circonstance a fait que j'ai eu une lecture très décalée des événements qui ont agité le tocsin de l'opprobre sur Frêche parmi les bien pensants. Voici donc l'histoire de mon père, c'est celle de la France aussi.
Un bourgeois, fils d'officier de marine
Mon père, Alain Torchet, est né fin 1933 à la clinique du Belvédère, un établissement chic de Boulogne-Billancourt, tout près de Paris. Son père, officier de marine, était alors attaché à l'état-major de la marine, place de la Concorde, à Paris, et avait du reste épousé la fille d'un ancien numéro deux de la Marine nationale (on l'appelle la Royale, avec un E à la fin contrairement à Ségolène), croix de guerre 1914-18.
Une enfance bourgeoise dans un quartier parisien aisé, puis à Toulon (port d'attache). Édouard Torchet, mon grand-père, est un père comme on les fait à cette époque : ne s'occupant absolument pas des enfants. Il se singularise surtout en accumulant les titres d'ingénieurs (dix-neuf en tout) et en se consacrant à d'innombrables calculs mathématiques. Suzanne, la mère, joue au bridge. Leurs quatre enfants sont livrés à eux-mêmes et passent pour une bande de garnements particulièrement turbulents.
La guerre s'abat sur leur enfance. Ils sont à Toulon, en zone dite libre. Dès la fin de l'été 1940, Édouard Torchet choisit la Résistance. Il entre dans un réseau militaire, Ceux De La Libération (CDLL), un réseau que j'ai lu être plutôt implanté dans l'armée de l'Air que dans la Marine, mais outre que je crois que les marins ont été assez peu résistants, Édouard avait obtenu une médaille d'or à l'expo universelle de Paris en 1937, pour ses recherches sur la stratosphère où les avions sont plus nombreux que les avisos.
Jusqu'en novembre 1942, Édouard met sa famille sous pression, il lui arrive de partir en mission pour la Résistance, et l'on raconte qu'une fois, sa fille, le sentant obscurément en danger, crut bon de glisser son pistolet de service dans sa valise, ce qui aurait pu lui coûter cher s'il avait tenté de traverser la Ligne de Démarcation avec...
En novembre 1942, Édouard, devenu capitaine de corvette, commande un petit bâtiment ancré dans le port de Toulon. Il refuse de le saborder, mais ne parvient pas à le sauver. Quelques semaines plus tard, il est rayé des cadres de la Marine. Il décide alors de se rendre à Paris, où la Résistance lui a trouvé une situation aux usines Citroën. Sa famille est envoyée au vert, dans le Tarn.
Un frère énarque
Après la Libération, ce sont des établissements scolaires privés, mais variables, aussi bien en qualité qu'en localisation. Dans la Sarthe, en Normandie, à Paris. Alain Torchet a deux frères aînés. Le plus aîné prend son baluchon un jour et part à l'aventure. Le second est tout l'inverse : un bosseur. Il "fait" Sciences-Po, puis la toute jeune École Nationale d'Administration (ÉNA), dont il sort dans la même promotion qu'Édouard Balladur, futur premier ministre, et quelques autres figures (plus industrielles d'ailleurs qu'administratives) comme Jérôme Monod et Jacques Calvet. Ce frère doué pour les études aide Alain à se canaliser (il est plutôt porté sur la fête, pour dire la vérité), et à obtenir un diplôme d'HEC. C'est l'époque où les grandes écoles s'imposent comme l'élite de l'enseignement supérieur français.
À peu près au moment où mon père sort d'HEC, son frère est emporté en peu de temps par un cancer du fumeur (lui qui ne fumait pas). C'est le drame. La mort de ce frère mentor va marquer profondément Alain. Et je peux témoigner qu'encore, le 10 mai 1981, mon père a tenu à voter au nom de son défunt frère qui n'avait jamais été radié des listes électorales. Mais j'anticipe...
La guerre d'Algérie, source d'un militantisme
À l'automne 1957, mon père est appelé à faire son service militaire. Diplômé d'une grande école, il a accès à des fonctions d'officier. Il va passer vingt-sept mois en Algérie, neuf à l'état-major, neuf comme SAS dans le bled, au sud de l'Algérie, à un endroit qui, je crois, s'appelle Colon Béchard. C'est là que, à l'automne 1958, il reçoit la Croix de la Valeur Militaire, une croix de guerre qui ne dit pas son nom, puisque la guerre d'Algérie, officiellement, n'est pas une guerre. Et il rempile pour une année supplémentaire, qui va s'achever ... au bout de neuf mois : il fait la bataille d'Alger et, début 1960, il est rapatrié sanitaire, je n'ai pas pu déterminer pourquoi, mais je sais qu'il a été marqué psychologiquement, voire psychiquement, par l'Algérie.
De même qu'il ne m'a jamais dit un mot de son enfance, ni de l'Occupation, il ne m'a jamais rien dit de ce qu'il avait fait en Algérie.
En rentrant, il se réinscrit en faculté de droit pour compléter son cursus, dans l'idée de se spécialiser dans ce qui l'intéresse : ce qu'on appelle alors d'une locution assez laide, la "fonction de personnel", et qu'on nomme aujourd'hui d'une locution encore plus laide, les "ressources humaines". Une de ses copines, d'origine algéroise, lui présente alors ma mère.
Parallélement à sa reprise d'études, il signe des articles dans "Combat", un quotidien né de la Résistance, longtemps dirigé par Albert Camus, et dont le jeune Philippe Tesson prend la direction au cours de l'année 1960. Il écrira dans "Combat", sous un pseudonyme, jusqu'à la disparition de ce titre en 1974.
À partir des Accords d'Évian, il refuse de s'associer à l'Organisation Armée Secrète (OAS), à ceux qui vont prolonger leur militantisme jusque dans des attentats. Il faut dire qu'à cette époque, mon frère est né. Et puis, sans doute, quand on a fait des choses terribles pour éviter des attentats à Alger, trouve-t-on au moins absurde d'en commettre à Paris.
La création du Parti Socialiste, le congrès d'Épinay
Une jeune famille, un début de carrière, des ennuis de santé, meublent ses années 1960. Il tâtonne en politique, j'ai son calepin pour l'année 1970, on y trouve le numéro de téléphone personnel de Pierre Joxe, futur ministre socialiste, mais aussi celui de Georges Mesmin, futur député centriste du XVIe arrondissement, et ceux de quelques autres. À cette époque, mes parents ont divorcé, il est plus libre pour entreprendre des choses en politique, ce qui le tente, disons-le, vachement.
La création du Parti Socialiste, à Épinay, se fait avec lui. Il est là parce que François Mitterrand a promis d'enlever un million de voix aux communistes. Chacun ses motivations. Politiquement, son admiration personnelle, c'est paradoxal pour un décoré de l'Algérie, a toujours été pour Pierre Mendès France, qui a incarné la probité et la vérité sous la IVe république. Nos contradictions nous nourrissent. Mendès, à cette époque, se remet difficilement de son cuisant échec de 1969 (où il avait eu l'idée très baroque de faire tandem avec le sulfureux maire de Marseille, Gaston Defferre). La SFIO a été aussi ébranlée par le désastre électoral, Mitterrand, roi des manœuvres d'appareil, s'empare du nouveau Parti Socialiste.
Les articles de mon père dans "Combat", à cette époque, traitent souvent des dossiers parisiens, en particulier de l'affaire du "trou des Halles" : on a démoli sottement les halles bâties par l'architecte Baltard sous le Second Empire, et le débat fait rage pour savoir que faire du squelette de fer démonté, et quoi mettre à sa place. Parmi ses combats de l'époque figure aussi le Marché Saint-Germain, dont on dit qu'il date en partie de l'époque romaine, et que Chirac finira par grâcier, bien plus tard, en le posant cependant sur l'un de ses inévitables parkings souterrains.
Mon père va aussi dans le Midi, s'insurger contre le bétonnage qui menace la Camargue et qui sévit autour de la Grande Motte, non loin de chez Georges Frêche.
C'est l'époque d'un PS très créatif : je me souviens des grandes affiches produites par les caricaturistes du "Canard" notamment : on y voyait par exemple Giscard (alors ministre des finances) représenté en pieuvre à manchettes de lustrine, une pieuvre rond-de-cuir. Mon père participait à des soirées culturelles, j'ai des mots charmants signés de Louis Le Pensec, futur ministre de Rocard, ou de quelques autres du même tonneau, qui le traitent de "poète de nos soirées" et autres amabilités dont j'ignore tout, je dois le reconnaître, sinon que mon père, à cette époque, ne détestait pas les jolies femmes, qu'il nous emmenait à la piscine pour pouvoir y draguer les jolies filles, qu'il nous emmenait aux Puces pour pouvoir y draguer les jolies filles, et que nous préférions quand il nous emmenait à la Foire du Trône ou chez des cousins, le dimanche... J'avais six, sept ou huit ans.
Le rapprochement avec Frêche, les dernières années
Il est possible que Frêche ait connu mon père dès 1960 : tous deux étaient alors inscrits à la faculté de droit de Paris. Mon père était plus âgé, mais Frêche, grande gueule, avait de quoi se faire remarquer, lui qui, dit-on, militait alors si fort contre la guerre d'Algérie... S'il m'arrive de rencontrer Frêche, un jour, je lui poserai peut-être cette question.
Or en 1973, Frêche avait été nommé à la faculté de droit de Montpellier. Il s'y présentait aux élections législatives pour le Parti Socialiste. Son échec lui enseigna (c'est ce que dit sa fiche Wikipedia) qu'il avait besoin de se faire pardonner par les pieds-noirs. Sans doute est-ce sur cette base qu'eut lieu le rapprochement avec mon père, qui pouvait promener partout sa décoration algérienne.
C'est à la même époque que mon père a postulé au Grand Orient De France. J'ai encore sa lettre, j'ignore s'ils l'ont admis, mais je crois que ce fut pour lui un moment important que de faire cette démarche.
Après "Combat" disparu, il signait des tribunes, plutôt économiques (il travaillait avec la commission économique du PS) dans "Le Monde", sous le même pseudonyme.
C'est à peu près à l'époque où Frêche emporta la mairie de Montpellier, en 1977, qu'il put se faire élire délégué syndical cadre CFDT de la grosse boîte où il travaillait, les Produits Chimiques Ugine-Kuhlmann (PCUK), qui, je crois, étaient déjà une branche du groupe Péchiney.
Débarrassé des contraintes hiérarchiques, il put se consacrer à sa passion : l'organisation du travail des gens. Quand il est mort, les gens de PCUK ont été si gentils avec nous que je crois qu'il leur avait vraiment laissé un bon souvenir.
La fin
Il a voté (deux fois, comme je l'ai écrit plus haut) en mai 1981, mais n'a guère eu le temps de savourer la victoire de ses amis socialistes. Son père s'était présenté sous une étiquette disons poujadiste dans la circonscription de Jacques Médecin dans les Alpes-Maritimes en juin 1981, où il avait obtenu un peu plus de 5 %, crime de lèse-majesté dans ce département. Quinze ans plus tard, la grande résistante Louise Moreau, maire de Mandelieu dans ce même département, m'a confié qu'à chaque fois qu'elle se présentait, elle devait verser 120 000 Francs de l'époque à Médecin... Bref, ma grand-mère fut renversée par un chauffard dans l'été 1981, reçut dix-huit blessures graves, dont neuf mortelles, auxquelles elle survécut, et mon grand-père fut à son tour renversé par une mobylette, et mourut quelques jours plus tard en m'ayant écrit qu'il était convaincu d'avoir été assassiné, en octobre 1981. J'avoue ne l'avoir pas cru à l'époque.
Mon père, hospitalisé dans l'hiver, est mort fin février 1982.
Que penser de Frêche ?
Je ne suis pas en mesure de me prononcer sur l'œuvre municipale de Georges Frêche : je n'habite pas Montpellier, je n'y suis jamais allé. Mais longtemps, j'en ai entendu dire grand bien.
J'ai une opinion assez précise sur le faux procès qui lui a été fait à propos des harkis. Il faut savoir que le général de Gaulle, pour des raisons plus que défendables par ailleurs, a fait des Accords d'Évian, qui mettaient fin à la guerre d'Algérie, un véritable pacte d'alliance avec le FLN, parti qui accédait au pouvoir dans l'Algérie souveraine. La chose a son importance : la France aurait pu donner l'indépendance à trois états souverains : la Kabylie d'un côté, Alger de l'autre, et le désert, voire à quatre, si l'on considère l'ouest algérien. En acceptant la création d'un État unique, la France faisait un cadeau dont elle attendait des retours, qu'elle a eus en partie, notamment dans le domaine énergétique.
En contrepartie, la France n'accorda ni les honneurs, ni même une réelle protection, à ceux des fils de la terre algérienne qui s'étaient battus pour elle dans les sept années du conflit. De là est née l'injustice criante et flagrante connue sous le surnom de ces gens : les harkis, qui furent parqués dans des conditions scandaleuses et ignorés pendant un long temps par l'État français (la majorité d'entre eux est restée en Algérie où beaucoup ont été massacrés).
Pour un ancien combattant d'Algérie, comme mon père, cette injustice était insupportable. Pour un certain nombre de pieds-noirs aussi.
Georges Frêche fut l'un de ceux qui prirent le problème à bras-le-corps.
Dans la célèbre vidéo qui lui a été reprochée, on l'entend s'en prendre à un groupe de harkis. On n'en a retenu que "Vous êtes des sous-hommes !" qui, tel quel, a un sens profondément raciste. Mais en fait, Frêche est blessé : le reste de la vidéo le dit, ces harkis viennent de défiler avec l'UMP, alors que la droite n'a jamais rien fait pour eux. "J'ai donné du travail à vos fils !" clame Frêche, réllement blessé parce qu'il se sent trahi par des gens qu'il a été le seul à considérer et à aider, pour lesquels il s'est donné du mal. Il s'est senti blessé, il répond avec les mots des tripes. Il ne les traite pas de sous-hommes, il leur dit "Vous m'avez trahi !", ce n'est pas la même chose.
Sur son autre phrase concernant les noirs et l'équipe de France ("Il y a trop de noirs dans l'équipe de France"), j'avoue que, autant l'équipe black-blanc-beur de 1998 m'a bien plu, autant cette équipe postérieure où tous les joueurs, sans exception, étaient antillais ou d'origine africaine subsaharienne, m'a dérangé, parce que, d'une part, ce n'était plus un symbole de mixité, et parce que, d'autre part, on sentait une anomalie : y avait-il une pression exercée par certains joueurs sur l'entraîneur ? y avait-il un communautarisme ? Bref, c'était dérangeant, autant que si l'équipe de France avait été entièrement blanche dans un pays qui ne l'est plus depuis longtemps (l'a-t-il d'ailleurs jamais été ?). Donc, au risque de soulever des torrents d'injures me traitant d'aussi raciste que lui, je crois sincèrement qu'on a fait à Frêche un mauvais procès, assez tartuffe, qui arrangeait bien ses adversaires locaux et nationaux.
Conclusion
Pour conclure, je voudrais rappeler que la première UDF, celle créée par Giscard et Lecanuet (c'est un autre sujet à la mode en ce moment), est morte en 1998, lorsque, au moment d'élire les exécutifs régionaux, quelques candidats (je crois qu'il y en avait trois) acceptèrent d'être élus présidents de région grâce aux voix des élus du Front National. C'étaient des UDF. Il y avait un ancien PSD (devenu Force Démocrate) en Picardie, le PR Charles Millon en Rhône-Alpes et ... l'autre PR Jacques Blanc en Languedoc-Roussillon. L'attitude médiocre et indigne de ces élus leur fut fatale. Les trois ont disparu.
Or celui qui a enlevé Languedoc-Roussillon à Jacques Blanc, c'était Georges Frêche.
Tous comptes faits, et sans même examiner la qualité de sa gestion, sans me soucier non plus de son soutien à Ségolène Royal qui n'est pas ma préoccupation, oui, je peux le dire, je ne regrette pas d'avoir exprimé mon souhait que Georges Frêche soit réélu président de sa région, et qu'il se prépare ainsi à passer la main aux nouvelles générations.
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