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21/11/2015

L'état de droit, notre clef-de-voûte

Voici une semaine, la France se réveillait sonnée par le coup de tonnerre des attentats de Paris, l'assassinat collectif le plus sanglant depuis celui commis par des policiers au métro Charonne à la fin de la Guerre d'Algérie, voici plus de cinquante ans. Nous disions tous, samedi dernier : "c'est notre mode de vie qui est attaqué, n'en cédons rien". Le lendemain, le président de la République annonçait s'apprêter à céder tout, un peu par l'état d'urgence, beaucoup par une réforme constitutionnelle destinée à rendre juridiquement inattaquable ce qui est juridiquement inacceptable. De ce fait, il a donné satisfaction à nos adversaires, qui sont, il est vrai, soutenus par l'un de nos principaux clients. Pris en otages, nous nous sentons sombrer. Il faut donc réagir.

Contrairement à ce qui a été dit et répété, notre mode de vie ne se résume pas à la consommation de bière et de champagne. Sardou le chantait déjà il y a plus de quarante ans : "Y'en a qui pensent que le champagne sort des gargouilles de Notre-Dame". Seulement voilà, j'habite en France. Notre mode de vie, certes, est marqué par une futilité très française et, en particulier, très parisienne. Il y a, en France, une culture de la superficialité qui est très antérieure à la vogue de crétinisation qui sévit avec vigueur depuis dix ou vingt ans. Mais c'est aussi la France qui a engendré le plus socialement profond et le plus vigoureux de tous les poètes : Victor Hugo, qui est un peu le père spirituel de la République Française, l'un des hommes les moins superficiels que l'espèce humaine ait engendrés.

Et, surtout, c'est en France que s'est construite la théorisation de l'état de droit. Cela se fit lentement. D'abord, Fulbert de Chartres (encore lui) fit de l'être humain féodal un ensemble de liens juridiques qui faisait de l'abus de droit une infraction à l'ordre cosmique et divin. L'humain n'était pas seulement un sujet de droit, il incarnait plus : une âme encoconnée dans une pelote de droits certes contraignants mais aussi, comme tous les droits, protecteurs. Je passe sur les détails pour expliquer comme la Raison scientifique, notre fil conducteur national depuis mille ans, a fait de cette pelote de droits le moteur de notre émancipation collective, à l'inverse de ce qui s'est passé en Angleterre où l'émancipation s'est construite, selon le schéma décrit par Hugo : l'oligarchie, puis la démocratie. Nous sommes passés par une très courte période d'oligarchie politique pour atterrir un peu vite sur une démocratie imparfaite tempérée par un état de droit incomplet.

Hugo a résumé ce qui semblait être le chemin britannique vers la démocratie en y ajoutant (idée française) le savoir, donc la raison, comme moteur : "Là où la connaissance n’est que chez un homme, la monarchie s’impose. Là où elle est dans un groupe d’hommes, elle doit faire place à l’aristocratie. Et quand tous ont accès aux lumières du savoir, alors le temps est venu de la démocratie". C'est pourquoi l'école devait être gratuite et universelle pour asseoir la démocratie. Marquée par sa culture oligarchique plus développée que la nôtre, la démocratie anglaise n'a pas opté autant que nous pour l'école publique et ses universités sont restées élitistes, ce qui fait qu'elles sont mieux reconnues dans une société inégalitaire.

L'autre Français qui a théorisé le modèle britannique, c'est Montesquieu : "pour que l'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que le pouvoir arrête le pouvoir". Cela se nomme la séparation des pouvoirs. Il y a, classiquement, trois pouvoirs : le pouvoir exécutif (président de la République, gouvernement, administrations de l'État), le pouvoir législatif (Assemblée Nationale, Sénat) et le pouvoir judiciaire (Tribunaux, cours d'appel, Cour de Cassation). Par malheur, la Révolution a rejeté la faculté pour le judiciaire de contrôler l'exécutif. Chacun sait à quel point les instructions judiciaires peuvent être instrumentalisées à des fins politiques malgré cela, mais la Révolution a instauré l'immunité judiciaire pour les parlementaires et un principe qui nuit beaucoup désormais à notre République, celui de la séparation des autorités administratives et judiciaires. Au nom de cette séparation, l'administration s'est dotée de sa propre justice, qui n'est rien d'autre qu'une justice d'exception, mais dont l'ambition est de plus en plus d'évincer la vraie justice, celle de l'ordre judiciaire. C'est l'un des principaux appétits qui fragilisent notre état de droit au moment où il devrait, au contraire, se renforcer.

Pourtant, nous avons réussi à façonner un vrai état de droit. Sa clef-de-voûte se situe dans son acte de naissance : la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen d'août 1789. Ensuite, peu à peu, pierre par pierre, l'édifice juridique s'est construit. Il a atteint un premier degré d'efficacité en 1971, lorsque le Conseil Constitutionnel a refusé d'entériner des mesures prises contre (déjà) le terrorisme. En 1974, le président par intérim proposa la ratification de la Convention Européenne des Droits de l'Homme au parlement, qui l'adopta, à une réserve près : la peine de mort fut maintenue. Elle ne disparut qu'en 1981, à l'initiative du Garde des Sceaux le plus important que la République ait eu : Robert Badinter.

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Décision après décision, depuis 1971, le Conseil Constitutionnel se bâtissait une jurisprudence et donnait corps à la pyramide juridique de hiérarchie des normes voulue par le constituant de 1958 : au sommet les principes de la Déclaration de 1789, puis le préambule de la constitution de 1946, puis la constitution elle-même, puis les conventions internationales, puis les lois ou certains décrets (pouvoir réglementaire autonome), puis le reste des décisions de l'administration. Enfin, il n'y a pas beaucoup d'années, tout cet édifice d'état de droit a été complété par l'instauration des Questions Prioritaires de Constitutionnalité (QPC), qui permettent à n'importe quel justiciable de déférer une loi au Conseil Constitutionnel, ce qui a l'avantage de permettre d'examiner la conformité à la constitution de lois qui lui sont antérieures.

Tout cet édifice puissant et sophistiqué fonctionne bien. Trop bien, sans doute, puisque l'exécutif, par un mélange d'inspirations qui sont toutes mauvaises, envisage de l'écorner d'un cran de déshonneur et d'ignominie. Première inspiration : les énarques veulent contrôler la justice, qui leur échappe pour le moment, et ils ne cessent de rogner les ailes du judiciaire en transférant ses compétences à l'administratif. Or c'est le principe même de la séparation des pouvoirs qui est en cause : la plupart des politiques sortent de l'ENA, ils ont déjà tout contrôle sur les administrations de l'État et sur les grandes entreprises qui, toutes, dépendent de décisions gouvernementales, et où ils sont souvent aux manettes, et leur solidarité de grand corps transversal de l'État se montre sans faille. On voit que leur ambition, assise sur la propension des partis politiques à assujettir l'État à leurs caprices, est la plus totale confusion des pouvoirs, qui nous ferait reculer de deux siècles et aboutirait à une paradoxale période oligarchique.

Deuxième inspiration : le délire des néoconservateurs. Ceux qui ont fait Guantanamo, Abou Ghrahib, et tant d'exploits marqués par une si profonde justice que le monde entier acclame les États-Unis. La France est désormais la proie des Néocons. Sarkozy les a invités chez nous, Valls les y maintient et les y épanouit. Hollande, comme toujours, soit par incompréhension, soit par faiblesse, soit par penchant, laisse faire.

Notre état de droit est donc menacé dans sa clef-de-voûte : le contrôle de constitutionnalité. On a même l'impression que la réforme de la Constitution est brandie comme une menace sur le Conseil Constitutionnel pour qu'il file doux. Cette menace n'a pas d'autre nom que la forfaiture.

Allons, il faut réagir. Il faut dire, et répéter, et rerépéter, que tout l'arsenal nécessaire est dans les lois (déjà parfois abusives) existantes, et que si les juges ne vont pas assez vite, c'est parce que nous n'en avons pas assez. Augmentons le nombre des juges antiterroristes, doublons-le, augmentons aussi les effectifs policiers qui leur sont adjoints, et toute l'efficacité nécessaire sera mobilisée.

On nous fait marcher vers un Guantanamo à la Française. "PAS EN MON NOM".

22/05/2008

Quitterie Delmas planche devant les anciens élèves de l'X, d'HEC et de l'ENA.

À l'invitation des trois amicales d'anciens élèves (Polytechnique, HEC, ENA), Quitterie Delmas est venue ce matin plancher au ministère des Finances, à Bercy, dans la salle de conférences Pierre Mendès France. Le titre gobal du 8e colloque international de ce regroupement d'associations est "le défi jeunes", et le thème : ce qui fait vibrer les jeunes dans l'économie (je traduis).
 
Trois ministres étaient intialement prévus à l'ordre du jour mais étant donné l'actualité économique et sociale chargée (des dizaines de voitures de CRS longeaient le trottoir de Bercy à mon arrivée - pas contre moi), les trois se sont défilés. C'est le jeune directeur de cabinet de Laurent Wauquiez, secrétaire d'État à l'Emploi, qui remplaçait son patron dans la première table ronde, avec le DRH du groupe Vinci (un ancien professeur d'Histoire) et Philippe Lagayette, président de J.P. Morgan France. Ce dernier a fait partie de la commission Camdessus qui a rendu un rapport très remarqué qui a beaucoup inspiré le volet économique de la campagne de François Bayrou, il a d'ailleurs vivement soutenu une proposition que Bayrou avait faite durant la présidentielle : les deux emplois sans charge, recevant une approbation unanime de la salle et de la tribune ... sauf du directeur de cabinet du ministre... Il faut dire que, selon lui, les exonérations de charges représentent déjà une somme de 23 milliards d'Euros (la moitié du déficit de l'État, par exemple). Si c'est le cas, il me semble qu'il conviendrait de faire le ménage dans ces 23 milliards, mais je suppose qu'il y a dans le lot quelques-uns des amis du CAC 40 et de Sarkozy.
 
Bref, et sans polémiser, j'ajoute que la table-ronde était animée par Hervé Gattegno, ancien journaliste du Monde désormais établi au magazine Le Point.
 
Le débat a été précédé d'une assez longue réflexion du professeur Mattesoli, un sociologue, qui croit à un "réenchantement du monde" et l'a expliqué avec élégance et force arguments.
 
Puis Quitterie a lancé le débat sur proposition d'Hervé Gattegno. Elle a exprimé toute la frustration de la nouvelle génération, elle a fait le portrait de ces jeunes qui ont tendance à zapper les employeurs, à vouloir aller vite dans leur société, à ne pas planifier une carrière sur vingt-cinq ans, qui veulent des responsabilités et sont prêts à les assumer, elle a cité des exemples qui démontrent que l'économie nouvelle tranche sur les modèles anciens, notamment Google, qui laisse 20% de leur temps à ses employés pour que chacun développe un projet qui lui soit propre, ou bien Wikipedia, désormais la première encyclopédie du monde, sans modèle économique initial. Elle a rappelé qu'elle travaillait elle-même (chargée du développement durable) dans une agence de communication dont la moyenne d'âge est de trente ans. Elle a appelé à la mutation de l'économie pour rencontrer cette nouvelle génération.
 
Le DRH de Vinci a rebondi sur ses propos, il a noté que la génération nouvelle ne s'engageait pas moins dans son travail que les précédentes mais que, c'est vrai, elle attendait des responsabilités vite, une indépendance forte, tout en réclamant d'être bien plus "cocoonée" que les précédentes.
 
Le directeur de cabinet a plutôt énuméré les axes de réflexion du ministère, qui ne m'ont pas semblé différents de ce qu'on entend depuis quinze ou vingt ans : professionnalisation des études, par exemple.
 
Lagayette, très à son aise et heureux d'être là, a relativisé les nouveautés (il a passé soixante ans). Il a reconnu, sous certaines aspirations, de plus anciennes, et il a noté que si les jeunes sont dans une position très critique contre la société installée, ceux d'il y a quarante ans l'étaient encore bien plus. Mais il a rejoint Quitterie dans ce qu'elle a dit sur le fait que les générations actuelles creusent la dette des futures, sur le fait que nous vivons au-dessus de nos moyens et que nous en porterons la responsabilité.
 
La salle a posé des questions, un chef d'entreprise a marqué sa sympathie pour le MoDem.
 
Puis Quitterie, par le hasard des paroles, a conclu, très bien, d'une façon très enlevée.
 
Je suis parti alors que la deuxième table-ronde avait commencé. Les directeurs des trois écoles présentaient leurs établissements. Celui de l'ENA se réjouissait par exemple de l'élargissement du recrutement au contingent européen, l'ENA a recruté une jeune Allemande (fille d'instituteur) cette année. Celui de Polytechnique voyait plus large encore, expliquant que l'enjeu, pour des établissements comme le sien qui ne peut être comparé qu'à l'excellence mondiale (comme le MIT), était de drainer les meilleurs cerveaux pour leur faire rencontrer les élèves de l'X en troisième ou quatrième année. Pour Polytechnique, l'internationalisation est une réalité très établie : 20% des élèves d'une promotion ne sont pas français. Je pense que le directeur d'HEC a parlé pendant que Quitterie fumait une cigarette dans la cour Robert Schuman et que nous débriefions avec elle, Benjamin Sauzay et Mickaël Silly, piliers des cafés démocrates. Au moment où je suis parti, le meneur de la table-ronde venait de lancer le débat sur la présentation du milieu des entreprises dans le cadre scolaire (est-ce choquant ? etc) et le premier qui lui répondait, que je ne connais pas mais qui enseigne dans une université, a voulu s'engouffrer dans la proposition formulée par le meneur, d'une phrase définitive : "Moi, je trouve qu'on enseigne trop l'URSS dans les lycées ; même dans les universités où l'économie est une matière secondaire, c'est le cas". Encore un qui a vingt ans de retard.
 
Au passage, je signale que dans mon lycée, un bon lycée parisien, nous avons eu pendant mes études secondaires presque une après-midi par an consacrée à la sensibilisation au monde des entreprises, et que j'ai toujours trouvé ça planplan et inintéressant. Donc bonne intention peut-être, mais...
 
Puis j'ai embrassé Quitterie et je suis rentré déjeuner.