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17/02/2011

"Le dormeur du val" (Robert Boulin)

Les Tunisiens, les Égyptiens, d'autres peut-être ensuite, marquent des pas vers la démocratie. Très bien. Mais si nous avons envie de leur dire Bienvenue, nous devons cependant avouer que la démocratie n'est pas un paradis, et que pour tout dire, nos démocraties ne sont pas toujours aussi exemplaires qu'elles le prétendent. Les reproches que l'on fait ces jours-ci aux tyrans (torture, arrestations arbitraires, bâillon de la presse, enrichissement personnel au détriment de l'intérêt public) collent par exemple très exactement avec le profil de l'ex-président américain George W Bush, alors que l'Amérique distribue des leçons de démocratie à tous les vents. En France même, nous avons une affaire terrible qui empoisonne le monde politique et qui prouve que le mal principal dont notre pays souffre, ce ne sont ni les 35 heures, ni l'insécurité ordinaire. Le mal français, le vrai, c'est un système mafieux qui s'est introduit dans l'appareil d'État et qui s'y épanouit comme un parasite vénéneux depuis plusieurs décennies. De ce système mafieux, l'affaire Boulin est à la fois le symptôme et la preuve.

Un bon serviteur

Robert Boulin est d'abord, et avant tout (cela ne doit jamais être oublié), un grand résistant. Il faut sans cesse rendre hommage aux héros de la Résistance, ils méritent l'hommage perpétuel. Et ce qui est le plus tragique, dans l'affaire Boulin, est que d'autres si grands héros s'y soient déshonorés, mais n'allons pas trop vite.

Ce héros doit son essor politique au retour du général de Gaulle en 1958. De 1959 à 1974, il est ministre de tous les gouvernements, ce fait unique mérite d'être rappelé. On se doute que s'il parvient à ce tour de force, c'est que Boulin ne fait d'ombre à personne. Serviteur consciencieux du régime et du général, il sert avec application et sans se mettre en avant. Travaillé par la fibre sociale, catholique engagé, il évolue dans l'aile gauche du gaullisme. Maire de Libourne en Gironde, il suit logiquement Jacques Chaban-Delmas lors de la présidentielle de 1974. Chaban battu, Boulin rentre dans l'ombre. Il en ressort deux ans plus tard, appelé par le nouveau premier ministre Raymond Barre : celui-ci souhaite conserver le portefeuille des finances en plus de Matignon. Il lui faut donc un secrétaire d'État aux finances expérimenté, solide et fiable. Le bon serviteur Boulin correspond à ce profil. Il reste à ce poste jusqu'en 1978, où on lui confie la mission la plus délicate, le Travail et les restructurations industrielles qui sont l'obsession de tous les courants politiques à cette époque.

Puis Valéry Giscard d'Estaing veut changer de premier ministre et songe à Boulin, et c'est là que tout se gâte.

"Les loups se dévorent entre eux mais chassent en bande"

Comme on l'a compris, Boulin est un excellent gestionnaire, un bon négociateur, mais ce n'est pas un homme politique de premier plan. Lorsque Giscard le pousse vers la lumière, il subit une pression à laquelle il n'est pas accoutumé. Lui n'a jamais marché sur la tête des autres pour avancer, ce n'est pas son style. Au milieu des hurlements de la meute qui s'élèvent contre lui, il analyse que Giscard le met en danger en l'exposant comme il le fait. Le livre de Mme Burgeat-Boulin, fille du mort, témoigne de cette inquiétude qui gagne Boulin comme les semaines passent. Début octobre 1979, Giscard se rend en visite officielle à Libourne, il appuie ses compliments au maire de la ville, Boulin toujours.

Peu de temps auparavant, le livre le souligne, les chiraquiens se sont manifestés : il est évident que Giscard veut casser le RPR naissant en promouvant l'un de ses membres à Matignon. C'est donc la dynamique chiraquienne qui est visée par les giscardiens. On a donc trouvé une affaire bien louche contre Boulin, une histoire de terrains à Ramatuelle où une amie d'enfance de Mme Boulin a joué un rôle sulfureux et où un promoteur immobilier a multiplié les escroqueries les plus grossières en toute impunité judiciaire. Il se trouve que ce promoteur est très lié depuis l'Occupation avec le ténébreux Jacques Foccart, homme-clef de la Françafrique et fondateur du Service d'Action Civique (SAC), la milice gaulliste.

Avec cette affaire de terrain, les chiens sont lâchés. Boulin décide de contre-attaquer, mais il manque en somme d'expérience de ce type de combats, il va trop loin. Un lutteur expérimenté sait que lorsqu'on est attaqué, dans notre triste vie politique, il faut sortir une petite affaire, bien vilaine, contre l'un de ses adversaires, tout en faisant savoir qu'on peut en dire beaucoup plus. On n'utilise jamais l'arme atomique sans escalade préalable. Comme disent les militaires, la riposte doit être proportionnée. Or Boulin disproportionne, à fond.

Comme secrétaire d'État aux finances, Boulin a eu à contresigner des décisions de commissions versées à des intermédiaires pour des ventes d'armes. On ne parle pas encore de rétrocommissions, mais dans les faits, les ventes d'armes et divers autres procédés alimentent les caisses du RPR. Boulin, pour contre-attaquer, menace de porter tout ce mécanisme sur la place publique, ainsi que celui des réseaux de financement de la Françafrique. En somme, se sentant pris au piège injustement, il menace de tout faire sauter. C'est l'arme atomique.

Mort sans avoir parlé

On repense aux mots de Malraux sur Jean Moulin au moment de son entrée au Panthéon : prisonnier des Allemands, Moulin est mort en héros, sans avoir parlé. Prisonnier de ses "amis" politiques, Boulin meurt sans parler, lui aussi. Il faut détailler les événements.

Fin octobre 1979, après avoir reçu une haute personnalité chiraquienne dans son bureau, Boulin annule tous ses rendez-vous officiels et se prépare à se rendre à un autre, plus énigmatique, rendez-vous, le dernier, lié à son affaire de terrain. Avant de quitter son ministère, il poste quelques courriers dans lesquels, apparemment, il révèle ce qu'il sait, ce secret du financement de son parti. Ces courriers seront interceptés, maquillés et amputés pour simuler une déclaration de son (prétendu) suicide. Il emporte une pile de dossiers épaisse, des dossiers qu'on ne reverra plus.

Vers 18 heures, il est capturé par ses adversaires et, sans doute dans une villa de René Journiac, bras droit de Foccart, dans la forêt de Rambouillet, la torture commence : on le roue de coups, on lui flanque toute une panoplie de bourre-pifs. On lui brise le nez et une pommette, il est ligoté aux accoudoirs d'un siège, on lui fait subir le supplice favori de la Gestapo française, rue Lauriston, sous l'Occupation, le supplice de la baignoire.

Il y a probablement pas mal de monde pour participer à la boucherie, et sans doute du "beau monde", des "huiles" de son parti politique. Mais il y a aussi un plus petit homme de main qui, à ses moments perdus, est indicateur de la préfecture de police. L'indic parvient à alerter la préfecture, l'information rebondit aussitôt jusqu'à un ami des Boulin qui se précipite chez la femme de Boulin à qui il dit énigmatiquement :

- Robert s'est suicidé dans un étang de la forêt de Rambouillet.

Il semble qu'à cet instant, il y ait eu encore moyen de sauver la vie du ministre, mais l'épouse et sa fille sont aussi inexpérimentées que leur époux et père, elles font tout ce qu'il ne faut pas. La fille appelle son propre mari qui fait partie du cabinet de Boulin. Celui-ci court à Matignon, mais là, on a été intoxiqué par une rumeur et on croit que Boulin s'est enfui vers l'Amérique Latine. Devant cette affirmation de suicide, la mère et la fille n'ont même pas l'idée de lancer un avis de recherche. Puisque l'information qu'on leur a livrée indique que Boulin s'est suicidé dans un étang de la forêt de Rambouillet, un avis de recherche bloquerait ces étangs et contraindrait sans doute les meurtriers à abandonner leur sinistre projet.

Mais non, rien, juste deux femmes passives qui attendent. Beaucoup des acteurs de l'histoire ne comprennent pas cette passivité qui inspire probablement les soupçons qu'ils expriment ensuite, notamment contre la veuve de Boulin : c'est elle qui a amené le promoteur véreux, et lorsqu'elle aurait pu sauver son époux, elle n'a rien fait. Le livre de Mme Burgeat-Boulin est un plaidoyer pour sa mère (qui, il faut le dire, a été chargée en particulier par VGE).

La séance de torture dure des heures. Où Boulin a-t-il caché son dossier ? Qu'en a-t-il fait ? Il ne parle pas. Finalement, vers une heure ou une heure et demi du matin, son cœur lâche, il meurt, à bout de forces. Un ancien du cabinet de Boulin, depuis sénateur de l'Aube, se trouve à deux heures du matin dans le cabinet de Philippe Mestre à Matignon lorsque celui-ci reçoit le coup de fil qui, selon ce témoin, le défigure instantanément :

- On vient de retrouver le corps, annonce Mestre d'une voix blanche en raccrochant le téléphone.

Or officiellement, c'est à huit heures du matin seulement que le cadavre est retrouvé, soit six heures plus tard. Barre a témoigné qu'il l'a su entre deux et trois heures du matin, d'autres aussi, mais leurs témoignages n'ont jamais été pris par la justice.

L'invraisemblable non-instruction et le rôle de Mme Vichnievsky

Je ne vais pas ici détailler l'incroyable chapelet d'ignominies qui a osé s'intituler "instruction judiciaire du suicide du ministre Boulin". C'est un véritable cas d'école de toutes les forfaitures, une sorte de scénario rocambolesque d'un film auquel personne n'aurait voulu croire tellement la réalité dépasse la fiction. Qu'on imagine que le procureur de la République ordonne aux médecins légistes de ne rechercher que les balles de pistolet, qu'il leur interdit d'autopsier le crâne de Boulin, qu'on ne va même pas chercher à prouver qu'il s'est noyé, alors que sans la noyade le suicide est impossible. Qu'on imagine que les seuls témoins entendus sont ceux qui confortent la version officielle et que tout autre est ignoré ou carrément refusé.

Quelqu'un a vu des inconnus jeter le cadavre de Boulin dans l'étang vers 5 heures et demi du matin. On n'entendra pas ce témoin. Le premier gendarme arrivé sur les lieux à 8 heures a immédiatement vu qu'il y avait meurtre, on ne l'entendra pas. Et tout à l'avenant.

Qu'on imagine que le corps a été embaumé sans l'autorisation de la famille avant de lui être rendu, ce qui rendit ensuite impossible de nombreux actes d'autopsie. Qu'on imagine que les poumons ont été détruits par décision de l'autorité politique. Qu'on imagine que les scellés de l'instruction ont disparu puis sont réapparus de manière suspecte.

Enfin, en 1991, une loi se profilait. Cette loi, bien plus tard, a bénéficié à la fille de Liliane Bettencourt qui a pu contraindre la justice à des actes d'instructions au sujet de sa mère. Il s'agissait d'une faculté pour une partie civile de contraindre la justice à certaines mesures d'instruction. Cette loi devait entrer en vigueur le 1er janvier 1993. Une jeune femme fut alors détachée de l'administration du ministère de la Justice, où elle exerçait des fonctions que j'ignore, et bombardée juge d'instruction.

Au bout d'une semaine, elle transmit le dossier Boulin au procureur avant de rendre sa propre décision. On doit dire qu'il y a là le pompon, la cerise sur le gâteau : grâce à l'opiniâtreté de la famille Boulin, le dossier de l'instruction compte à cette époque des milliers de pages, et voilà que, toutes affaires cessantes, une semaine seulement après sa prise de fonction, cette magistrate a eu le temps d'avaler ce monument de littérature judiciaire. Les services du procureur gardent le dossier six bons mois, puis le rendent. Une semaine plus tard, la juge rend sa décision : non lieu, Boulin s'est suicidé et qui veut croire à autre chose devra invoquer un "complot". Fermez le ban.

On en reste bouche bée. On ne veut pas y croire. C'est impensable. Tant de froide brutalité.

Les Boulin font appel du non-lieu, se pourvoient en cassation, et la Cour de Cassation enterre définitivement la non-instruction Boulin par une décision de décembre 1992, quelques jours à peine avant l'entrée en vigueur de la loi qui devait permettre aux Boulin de relancer enfin l'instruction, de faire interroger officiellement les témoins qui contrariaient la version officielle... Quelle honte, quel gâchis.

Or la jeune femme propulsée juge d'instruction pour clore ce dossier, son nom est connu, c'est Mme Vichnievsky, qui, par la grâce de Mme Joly, est devenue députée européenne du mouvement Europe-Écologie Les Verts en 2009. Je suis désolé de dire que tout ce que cette femme a pu faire ensuite, même au pôle financier avec Mme Joly, est forcément discrédité et entaché d'un soupçon indélébile, celui de complicité avec un pacte mafieux.

Le pacte mafieux

Une mafia, ce n'est pas seulement un pacte de malfaiteurs, ce sont des rouages administratifs corrompus ou noyautés. Ce qui caractérise l'affaire Boulin, c'est qu'une réunion de personnages a pu sans être inquiétée assassiner un ministre en exercice de la France. On ne veut pas croire ces mots en les écrivant : ils sont impensables. Mais si. Ils l'ont fait EN TOUTE IMPUNITÉ. Cette puissance-là sur l'État est le signe des grandes mafias, des pouvoirs criminels les plus élevés et les plus noirs. Que les noms d'Alain Peyrefitte ou de Jean de Lipkowski, eux-mêmes anciens ministres du général de Gaulle, aient pu circuler pour expliquer telle ou telle étape de la conclusion et de la satisfaction du pacte de silence qui a accompagné le pacte de meurtre est le signe terrible de cette déchéance de notre État. Et tous ceux qui, en connaissance de cause, ont contribué à perpétuer ces pactes s'en sont faits les complices, ils sont entrés dans le pacte mafieux.

C'est pourquoi, aujourd'hui, si j'étais adhérent d'EELV, je quitterais aussitôt cette organisation, car ceux qui croient qu'elle peut jouer un rôle dans l'amélioration de la justice de notre pays se trompent, il y a, dans cette organisation, une partie prenante d'un système mafieux. Et tous ceux qui, le sachant, ne font rien contre elle, se rendent complices aussi de ce pacte mafieux. Dites-leur, si vous en rencontrez : ils sont noyautés, le ver est dans le fruit.

C'est ce qui rend assez curieux le fait que ce soit Don Quichotte qui édite le bon livre de Mme Burgeat-Boulin, alors que Don Quichotte est élu EELV en Île de France. Mais au fond, on peut trouver de la perversité dans ce choix éditorial, et au moins, en voilà un qui ne peut pas prétendre, au sujet de Mme Vichnievsky, qu'il ne savait pas. Il sait. Et s'il ne fait rien, qu'il entende les lamentations de sa conscience.

Voilà, il faut lire le livre de Mme Burgeat-Boulin, on a beau connaître les tenants et les aboutissants de l'affaire, on ne peut pas y croire, il faut que ce soit écrit noir sur blanc et en une infinité de détails pour que nous osions accepter l'affreuse réalité que, depuis des décennies, notre pays est phagocyté par une organisation mafieuse, bien pire que tout ce que nous avions pu imaginer, même dans nos plus horribles cauchemars. On pleure en songeant que ce sont probablement d'anciens pétainistes, d'anciens collabos, qui ont le plus directement décidé et exécuté la torture puis l'assassinat du résistant Boulin. Le message était clair en cette année 1979 : les grandes heures des héros de la Résistance étaient passées, on pouvait assassiner l'un d'eux au grand jour, sans craindre la moindre poursuite judiciaire. Et revenait le temps des collabos.

Disons-le sans détour : au-delà de Foccart, la fille de Boulin accuse Jacques Chirac en termes quasi-explicites. Au vu de son livre, il est difficile de ne pas lui donner raison.

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