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13/11/2011

L'Histoire et la longue mémoire

Dans trois ans, il y aura cent ans qu'a débuté la Première Guerre Mondiale. Il y a cent ans, nous n'y étions pas encore, l'époque restait celle des escarmouches. 1911, il y a juste cent ans, c'est l'année de ce qu'on a appelé le "coup d'Agadir". En 1911, l'aîné de mes grands-parents avait quatorze ans, les trois autres huit ans. J'ai connu mes quatre grands-parents, pour eux quatre, la Grande Guerre faisait partie de leur existence, ils en parlaient comme d'un fait qu'ils avaient vécu, elle appartenait de ce fait à ma réalité, à mes racines, comme aux vôtres. C'est notre vie.

Mon grand-père paternel, Édouard Torchet, avait dû quitter la France et faire une partie de ses études secondaires au Royaume-Uni. Il en parlait. Sa femme, Suzanne Mottez, avait un père amiral décoré sur le champ de bataille naval, en Méditerranée, en 1915. Elle en parlait. Mon grand-père maternel, Jean Chauvel, avait tenté de devancer l'appel et de s'engager volontaire à dix-sept ans en 1914. On l'avait refusé : trop frêle, trop maigre. Il s'en était allé au Royaume-Uni, lui aussi, faire une année d'études supérieures et pratiquer tous les exercices physiques possibles. En 1915, l'armée, moins regardante, avait accepté qu'il s'engage, à dix-huit ans. Il avait donc fait plus de trois ans de guerre dans les tranchées, dans l'artillerie, du côté de Châlons-sur-Marne ou un peu plus à l'est. Quand il s'était engagé, on lui avait donné un uniforme et un fusil, un Lebel. Il avait fini la guerre caporal chef, libéré seulement en 1919, des mois après l'armistice. De dix-huit à vingt-deux ans, à l'âge où l'on s'amuse, où l'on drague, où l'on rêve, il avait passé ses journées et ses nuits dans la boue, dans la mitraille, dans le sang. Il n'en parlait jamais. Ma grand-mère maternelle, Diane Le Maire de Warzée d'Hermalle, avait passé toute la guerre au Japon où son père représentait la Belgique avec le titre de ministre, l'équivalent de notre ambassadeur. Durant toute la guerre, elle avait été marraine de guerre de prisonniers de guerre belges détenus par les Allemands, avec lesquels elle entretenait une correspondance régulière. Elle en parlait souvent.

Lorsque j'étais enfant, autour de 1970, on voyait encore fréquemment des "gueules cassées" de la Grande Guerre dans les rues de Paris, des manchots, des cul-de-jattes qui roulaient parfois sur la chaussée parce que leur chaise roulante était trop large ou trop encombrante pour le trottoir, des borgnes, des aveugles, des visages sans nez, et ils se présentaient avec le drapeau aux jours de commémoration. C'était une image familière, étrange et familière. Il n'y a que quelques mois à peine qu'est mort le dernier des millions et millions d'hommes qui, du monde entier, ont combattu, en général sur la terre de France, en Champagne, en Lorraine, en Picardie. Il y aura bientôt un siècle que la Guerre de 1914-18 a débuté, et il semble qu'elle ne se soit jamais terminée, qu'elle ait occupé tout le siècle qui l'a suivie, malgré la quantité d'abominations exceptionnelle que ce siècle terrible a accumulée.

Peut-être parce qu'aucune guerre n'a mieux démontré l'horreur de la guerre elle-même. On ignore souvent les deux précédents qui auraient pu donner une idée de ce que serait la guerre de tranchées : le premier est la guerre de Crimée, en 1856, le deuxième la guerre de Sécession américaine dont les enlisements ont préfiguré la boucherie de Quatorze. Mais, malgré son bilan humain affreux, la guerre de Crimée demeure un conflit périphérique, méconnu, et on porte sur la guerre de Sécession un regard très déformé par le cinéma propagandiste américain. On a donc effacé les précédents. On ne retient que le conflit en lui-même, avec sa litanie immense des Morts pour la France, des pensionnés, des veuves de guerre, des pupilles de la Nation. Meurtrière de soldats comme aucune autre, la guerre de Quatorze est celle qui a inspiré le cri : "Plus jamais ça". Plus jamais la barbarie, la chair à canon, la tranchée infecte bordée de charniers, les fiancées en pleurs sur les cercueils des héros drapés de tricolore, le toscin qui résonne sans fin dans la campagne blême. Plus jamais ça. Et la mémoire de l'horreur, comme d'autres, refuse de s'éteindre, elle persiste, elle résiste.

Hier, en commémorant l'armistice, le président de la république a donné l'impression d'avoir enfin compris cette dimension temporelle, d'avoir enfin abandonné ses pulsions de l'instant pour découvrir que l'Histoire est une longue mémoire, qu'elle témoigne et enseigne, qu'elle porte des jugements, qu'elle trace des sillons, et que tout cela, il faut l'examiner, s'en imprégner, pour diriger un pays, pour assumer son destin. Les pays et les peuples ont besoin de politiques de long terme, ils ont besoin de décisions patientes, ils ont besoin de continuité dans l'action, d'anticipation, de persévérance, de permanence. Car l'Histoire se dévoile lentement, peu à peu, et la réalité historique est longue à mettre en mouvement. En Histoire, il faut bâtir sur le roc. Et si on la brutalise, l'Histoire se venge.

Et si l'on définit des objectifs de long terme, on ne tardera pas à fixer des principes d'action, une ligne directrice, une doctrine de défense et de diplomatie. Disons-le tout de suite, cette doctrine est nécessaire à la démocratie. Les pays et les peuples ont besoin de connaître l'architecture de l'action de leurs autorités constituées. Oh bien sûr, tout ne peut pas être connu, la diplomatie a besoin de secret aussi, l'Histoire l'enseigne, mais les objectifs majeurs et leurs moyens doivent avoir été présentés et expliqués au peuple en toute clarté, voire en toute transparence, faute de quoi l'on manque aux principes les plus essentiels de notre vie collective, de nos démocraties.

Le président a donné l'impression d'adhérer mieux à cette conception qu'auparavant. Pourtant, je crois qu'il ne s'agit de sa part que de posture et de calcul politicien. Je crains qu'il n'en soit revenu, hélas, à la gouvernance des simulacres qui résumait déjà les premiers mois de son quinquennat. Mais patience, l'Histoire jugera.

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