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07/12/2015

Une seule réponse : la fraternité

La fracture qui ne cesse de s'ouvrir depuis des années dans les flancs de la France, dans sa cage thoracique, vient encore de s'agrandir. Le Front National a remporté l'adhésion de plus d'un quart des électeurs qui se sont déplacés pour voter lors des élections régionales. Il y a trente ans, c'était un aboiement ; aujourd'hui, c'est un rugissement. Le roquet facétieux et pervers est devenu une bête fauve. Élevé dans l'obscurité glaciale d'un couloir de catacombe, le monstre féroce se révèle au jour. Or ce fauve, ce sont nos frères, nos cousins, nos amis, nos voisins, nos compagnons de route, nos clients, nos fournisseurs. Et ce monstre, c'est le peuple français.

Le peuple, le nôtre, las de la blessure que nous ne cessons d'aggraver dans ses entrailles parce que nous ne savons plus être fraternels. Parce que nous ne savons plus dire la vérité. Parce que nous avons peur de lui. Parce que nous avons peur de nous-mêmes. Parce que nous avons peur de tout. Parce que nous avons peur de notre ombre et de l'ombre de notre ombre sur notre reflet sur notre miroir. Peur de ce visage que nous dévisageons sans cesse et que nous ne reconnaissons jamais, blême de ses blessures inavouées.

Le peuple, le nôtre, celui qui ramassa le drapeau tricolore à Valmy, celui qui répondit toujours présent quand la patrie eut besoin de lui, celui qui marcha toujours sans avancer jamais, dévoué, poussant la générosité jusqu'à l'abnégation s'il en sentait la nécessité, fier de porter la liberté quand il la portait, préférant la paix à la guerre, mais debout lorsqu'il le fallait. Ce peuple fort et grand, que nous aimons et dont chacun de nous est partie, vient de voter à plus d'un quart pour des candidats qui incarnent l'envers de la fraternité. Et c'est chacun de nous qui, pour un quart de lui-même, a dit "Je te hais" à la cantonade, en secouant un flacon de vitriol dans une main sanglante.

Il serait trop facile d'accuser les récents attentats. Bien sûr, ils ont dû jouer leur rôle. Il serait trop facile aussi d'accuser le président de la République, qui semble n'avoir pas cessé d'envoyer des messages subliminaux de vote pour ce Front National qu'il réprouvait officiellement. Bien sûr, la duplicité du chef de l'État n'est pas étrangère à la forte poussée de colère électorale du peuple français. Mais tout ceci ne serait rien si les causes du vote frontiste ne s'enracinaient pas profondément dans les désagrégations de la France d'aujourd'hui.

Il y a déjà plusieurs années que les sociologues ont décrit la France de la périphérie qui se sent marginalisée par le fonctionnement de notre société politique. Là est la racine vraie du vote frontiste : dans la France des plats-pays et des arrières-pays où la vie est rude et où il semble que la France soit en train de s'éteindre purement et simplement, éveillant le spectre d'un nouveau pays habité par de nouveaux habitants dotés d'un nouveau mode de vie et d'une religion suspecte, comme si l'on devait devenir bientôt non seulement abandonné des siens, mais étranger chez soi.

La cause première, donc, c'est l'embolie de l'État : ankylosé par ses complications et par ses contradictions, alourdi par un fardeau d'habitudes et de mauvaises manies, l'État français est comme un corps dont le réseau artériel ne serait plus capable de nourrir les extrémités, mais seulement des organes de moins en moins nombreux et de plus en plus proches de son centre. C'est ainsi qu'il faut entendre l'abandon dont souffrent les arrière-pays, non seulement là où l'on vote FN, mais aussi là où l'on résiste à cette tentation. L'État chancelant, amenuisé, se retire des campagnes, puis des petites villes, bientôt des villes moyennes, puis sans doute plus grandes encore, jusqu'au moment où, vaincu, il s'effondrera.

Dans ce processus, nous en sommes au stade où l'on essaie encore de sauver des centres-villes de cités moyennes qui, partout, se dépeuplent. Tâche impossible à laquelle les édiles de la meilleure volonté possible s'attachent et qui ne peut les mener nulle part, car pour qu'une ville-centre vive, il faut que son arrière-pays la nourrisse. Nous sommes obsédés par l'exportation, par l'image, par l'apparence, alors que c'est dans la substance que la vie se joue. C'est dans la petite entreprise implantée dans une petite commune, que se joue le sort d'une grande ville non loin de là. Ce n'est pas la ville qui nourrit sa campagne, mais l'inverse.

Il ne peut y avoir Brest et le désert finistérien, ni Rennes, Nantes et le désert breton, ni Bordeaux et le désert aquitain. D'ailleurs, à Bordeaux, c'est impossible, puisque justement, c'est le terroir qui nourrit la métropole, ce qui fait que la ville vit bien. Pas de ville sans terroir, sans arrière-pays, sans liens noueux tissés entre les hommes des villes et les hommes des champs, même si les hommes des champs ne sont pas laboureurs. Sans la fierté d'un travail bien fait, l'artisan se meurt. Sans la fierté d'occuper une place absolument singulière dans un monde tangible, l'homme de la petite ville (qui a un droit imprescriptible, en France comme au Mali ou en Syrie, de vivre là où vivaient ses aïeux) erre et se lamente.

Oui, il faut que la petite commune ne soit pas un déversoir pour la grande, mais qu'elle ait son propre mot à dire, son propre rôle à jouer, qu'elle ait son propre rêve à incarner. De même, la ville moyenne ne peut être enchaînée à la métropole sans se sentir assujettie, bafouée, piétinée, humiliée. Elle a droit aussi à sa part de liberté. Elle n'est pas qu'un assemblage précaire d'êtres humains conglomérés par hasard. Elle a aussi son histoire, son chemin, son expérience, sa vie, qui n'est pas moins légitime que celle de sa grande voisine. Du moins, tant que l'agglomération enflant ne l'a pas absorbée.

Or l'embolie de l'État fait que lorsque s'éteint une activité économique périmée, un nombre croissant de petites localités se voient privées d'activités nourricières en emplois, on ne remplace pas une usine qui ferme par un nouveau genre d'entités économiques capables de donner un sens à la vie en ville et capable de donner une nouvelle tranche de destin à cet endroit dont l'histoire est ainsi mise en péril avec la vie de ses habitants.

Pourquoi ? Parce que nous ne sommes plus capables de laisser naître les PME qui font le tissu humain des arrière-pays. Cherchez un financement pour reprendre un bateau pêcheur bigouden ou concarnois, vous verrez la tête des banquiers. Cherchez un financement pour lancer une idée qui n'ira pas jusqu'à la lune mais qui, avec une marge faible, serait suffisante pour vous faire vivre. Bien sûr, il y a l'autoentrepreneur, mais est-ce que l'existence de ce statut ne sert pas d'alibi pour ne pas s'atteler à la vraie nécessité qui est d'ouvrir du financement aux projets légèrement plus ambitieux ? Libéraliser c'est bien, ouvrir des droits, c'est bien, mais prendre des risques, et favoriser la prise de risques, c'est mieux.

Faisons-le, réveillons la France des profondeurs, et nous aurons résolu la moitié des problèmes qui meurtrissent le peuple de France.

CAMPAGNE DE FRANCE ALSACE 1944 45  (10).JPG

L'autre moitié, il faut le dire, tient à un doute qui, désormais, s'est installé. Il y a trente ou quarante ans, on pouvait penser que l'importation de travailleurs immigrés visait à faire baisser les salaires par effet de concurrence, et il y avait sans doute un peu de vrai. Il y a vingt ou trente ans, on pouvait penser que les immigrés semaient le désordre et la délinquance, et cette question ne fut pas ouvertement débattue, autrement (nous en avons tous notre part) que sous forme d'anathème, alors qu'il y avait moyen d'un vrai débat pour faire la part des choses. Il y a dix ou vingt ans, on pouvait penser que les musulmans immigrés allaient s'en prendre à la laïcité, et nous avons encore une fois refoulé le débat préférant l'anathème à la nuance. Oui,  il y avait des mouvements politico-religieux qui visaient à cela, mais ce n'était pas la majorité. Aujourd'hui, à force de refoulement, nous en sommes au stade de la névrose et, si nous continuons à refouler le débat, nous atteindrons celui de la psychose, qui sera la prise de pouvoir du clan Le Pen. Il faut débattre, montrer, enquêter, rassurer. Et il faut aussi calmer les pétromonarchies dont les pratiques en France ne sont pas acceptables. Cela sera l'ouverture d'un deuxième chemin utile pour rendre la sérénité au peuple, le troisième chemin passerait par une meilleure défense de nos intérêts en Europe et dans le monde, et je crois qu'il n'est aucun besoin de le détailler, tant il est évident.

Mais en attendant ces hypothétiques efforts politiques que notre personnel, politique aussi, semble incapable d'assumer, nous, simples citoyens, ne disposons que d'une arme pour transmettre notre conviction de paix à ceux que torture la colère. Cette arme, c'est la fraternité. Non pas la fraternité envers les étrangers (ou supposés tels) qu'il faudrait asséner sur le front de nos concitoyens comme un inutile gourdin, mais la simple fraternité d'aller vers eux et de leur parler, pour témoigner que nous sommes tous citoyens du même pays et que nous sommes tous animés, les uns envers les autres, par cette irrépressible fraternité.

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Commentaires

Magnifique billet, cher Hervé : bien sûr que la fraternité est la seule solution !

Écrit par : Françoise Boulanger | 07/12/2015

Merci Hervé pour ce billet. Tout est presque dit, et il faudrait le compléter par l'analyse de l'incapacité voulue ou subie de nos hommes politiques de prendre en compte le desarroi d'une partie de nos freres.

Écrit par : Paul SUDRAUD | 09/12/2015

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