Sarkozy s'est un peu précipité, à mon avis, pour annoncer son divorce en contrefeu médiatique de la grève : les gens n'ont pas encore perdu leur sourire, il fait encore beau et pas trop froid, la grève ne mord pas encore les pieds, les mains, les têtes et les entrailles comme elle a fini par le faire en 1995. On est encore dans une période où on ne réalise pas ce qui se passe. C'est en quelque sorte, pour chercher une référence historique, la "drôle de grève", et les déboires conjugaux du présicule ressemblent à Maurice Chevalier fanfaronnant à l'automne 1939 : tout ça n'est pas sérieux. Les gens que je croise s'en foutent un peu et ça les fait plutôt se gausser.
Tandis que dans quelques semaines, quand les ampoules écorcheront les pieds et quand le rhume gagnera les appendices nasaux et descendra lourdement sur les bronches, il sera bien temps de faire une diversion ; cela étant, on dira alors de la séparation des Sarkozy ce qu'on en dit aujourd'hui : on s'en fout.
Mais il faut bien travailler. Pour moi, ce mot signifie en ce moment aller éplucher les grimoires séculaires de la Bibliothèque nationale de France, salle des Manuscrits occidentaux, rue de Richelieu, à une certaine distance de chez moi (si vous avez un plan, j'habite la Muette, dans le XVIe arrondissement).
D'habitude, j'y vais à pied. Mais (cet événement capital a échappé à mes lecteurs à qui j'en présente mes excuses) je suis chaussé de souliers presque neufs qui m'ont blessé le pied gauche d'une plaie qui tarde à se refermer, si bien qu'il m'est pénible de marcher, douloureux de marcher longtemps.
Donc j'ai décidé ce matin qu'un métro sur trois faisait une statistique tolérable à condition de circuler hors des heures de pointe. Vers midi, en sortant du McDo où j'ai déjeuné pour aller vite, je suis allé au Trocadéro tenter ma chance. En descendant sur le quai, je craignais le pire : une foule dense montait en sens inverse, indiquant que le métro venait de passer. Tant pis : de toutes façons, c'est gratuit, il n'y a rien à perdre.
Depuis 1995, une innovation capitale a changé le moral des troupes maussades des biffins de la grève : désormais, sur certaines lignes, le panneau qui indique la direction du métro marque aussi le temps d'attente jusqu'au prochain passage. Or ça change tout : attendre sans savoir, se désespérer, imaginer qu'aucun train n'arrivera jamais, ce n'est pas du tout comme lire qu'il sera là dans un quart d'heure. Et sur cette ligne, alors qu'il en passe à peu près toutes les cinq minutes en temps normal, le panneau affichait 14 minutes, soit presque trois fois plus que d'habitude, statistique conforme à celle qu'avait annoncée la direction de la RATP : un métro sur trois.
Je m'assis donc sagement.
À l'heure dite, le métro arriva. Trajet sans fait notable, trois jeunes Allemands s'amusant du nom de la station Oberkampf et moi hésitant à leur expliquer ce qu'est la manufacture des toiles de Jouy. Bref.
Changement à la station Franklin Roosevelt, rien à dire, un métro bien plein presque tout de suite, presque la routine. Des jeunes Russes qui s'amusent du nom de ... heu, non, je ne parle pas russe et je ne sais absolument pas de quoi ils s'entretenaient.
Après-midi studieuse à la BNF dans une salle de lecture presque vide, mais le personnel habituel et affable. (Quelques trouvailles pour mon prochain livre).
À six heures moins cinq, je ressors du vieux bâtiment.
Là, pas question de prendre le métro : c'est une heure de sortie de bureau, il doit y avoir cinq candidats pour chaque place de chaque rare métro. J'ai repéré une station de VéLib et, avec gourmandise, je m'en approche : il y a quatre vélos.
Hélas, une jeune femme désolée m'arrête : les quatre ont chacun une roue crevée. Au passage, remarquons le civisme du vélibeur de base qui malgré les difficultés de circulation, n'a pas mis le matériel administratif en péril en chevauchant un pneu crevé au risque de voiler la roue et de détériorer irrémédiablement le pneu.
Du reste, en m'approchant de la borne, je m'aperçois qu'il faut prendre un abonnement et que pour cela, il faut une carte bancaire. Or ma nouvelle carte bancaire est dans mon courrier, celui que je ne reçois plus depuis deux jours !
Donc résignation : la marche à pied.
"Et je m'en vais clopin-clopant
Dans le soleil et dans le vent"...
Sans soleil ni vent, pour dire la vérité, mais sans pluie et par une température fraîche sans être encore froide. Clopin-clopant sur mon pied gauche blessé.
Rue Sainte-Anne, rue je-ne-sais-plus-quoi (je devrais savoir : c'est là qu'était mon expert-comptable avant de s'installer dans le XVIIe), puis rue de Rivoli. Partout une foule dense, beaucoup de touristes, et une circulation très immobile et affreusement polluante.
Place de la Concorde, jardin des Champs-Élysée, un coup d'oeil en passant à un salon de peinture contemporaine, puis rue Jean Goujon. À la station Alma-Marceau, non loin du siège du MoDem et encore plus près du pilier sur lequel la jolie princesse Diana a fini sa courte vie, je décide que j'ai assez souffert et que, à ce stade de la ligne de métro, il ne doit plus y avoir trop de monde. Je descends.
Mais si ! C'est plein. Et pour cause : il y a un match au Parc des Princes, justement au bout de cette ligne...
C'est l'heure du chausse-pied. On ne monte pas dans le métro, on s'y fait pousser jusqu'à l'étouffement.
Pour dire la vérité, ce n'est pas un moment totalement désahréable, étant donné que je suis comprimé contre le visage d'une jolie jeune femme brune aux yeux très bleus aussi grande que moi. Hélas, au bout de la deuxième station, elle reçoit un coup de fil de son mari qui l'informe qu'il a réussi à récupérer le gosse à la maternelle. Elle s'en réjouit. Décidément, le monde est mal fait. Vient la station "La Muette", je descends.