14/03/2007
Baudelaire le boudeur.
Voici la génération d'après 1830.
Baudelaire, en 1830, n'a que neuf ans : un peu jeune pour s'embrigader dans la bataille d'Hernani.
Du reste, les mouvements collectifs, les conflits ouverts, les révolutions, tout ça n'est pas pour lui. Lui, ce qu'il veut renverser, exterminer, piétiner, déchiqueter, ce n'est ni la misère, ni les bourgeois, ni l'ordre établi, mais son beau-père, le second époux de sa mère, le célèbre général Aupick.
Là, pour cet effet, il soulèverait volontiers des hordes de sans-culottes. Mais pour le reste, Baudelaire est un homme des espaces confinés et des rêveries mordorées.
S'il déteste l'âme bourgeoise, c'est plutôt par élitisme que par générosité sociale. S'il entaille les certitudes de la moralité, c'est plutôt par perversité pure que par analyse politique.
Avec Baudelaire, le trouble de l'esprit se met à nu, les méandres nerveux de l'affect se révèlent sans dissimulation. Baudelaire est l'homme "des rires effrénés mêlés aux sombres pleurs". Il rêve de repos, un "repos où mon âme était mise" ... "du rocher de cristal où, calme et solitaire, elle s'était assise", un repos visionnaire, à fleur de nerfs.
Il s'organise un intérieur hiératique dans une idée aristocratique, méprise les contingences de la matière, repousse les offres de situations rémunérées qui lui sont faites, bref, il s'enferme dans la morgue, au propre comme au figuré.
Il s'agglomère aux romantiques alors que ceux-ci s'embourgeoisent, juste après 1840. Il arrive trop tard pour capter leur sève et les découvre immenses, au sommet de toutes les gloires. Encore un "rocher de cristal", encore un piédestal au pied duquel s'asseoir.
Baudelaire est l'homme des admirations muettes, des fascinations silencieuses. Sait-il seulement parler ?
Cultivant le savoir de son défunt père, il excelle en tout cas dans la critique d'art.
On ne dira jamais assez que les grandes époques artistiques sont aussi celles des grands critiques : Sainte-Beuve en littérature, Théophile Gautier et Baudelaire en peinture.
Mais il lui manque l'énergie, la certitude, l'amour peut-être, celui qu'on reçoit et celui qu'on donne, et, après ce départ remarqué en 1842, Baudelaire ne progressera que dans son art sans parvenir à en faire une vie.
Consolons-nous : s'il ne reste de lui que son oeuvre, cette oeuvre nous réchauffe les soirs d'hiver.
Et puis, la bataille judiciaire des "Fleurs du Mal" est l'une des plus retentissantes, l'une des plus symboliques, de toute l'histoire littéraire. Et ce recueil délicatement vénéneux, tiède comme la peau, a été l'un des tout premiers bénéficiaires de la loi qui, au début de la IVe république, a permis de revenir sur d'anciennes censures pour autoriser des publications.
Baudelaire est ainsi devenu presque malgré lui l'instrument de la liberté.
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Commentaires
...Et pas seulement les soirs d'hiver : Baudelaire c'est tout le temps...
Aujourd'hui j'ai bavardé avec une jeune étudiante chinoise que je rencontre de temps en temps, je lui parle des auteurs chinois que j'aime : invariablement elle fait une moue de désapprobation et ensuite me dit : "vous vous avez Balzac, Victor Hugo...
Balzac et les Chinois, ce n'est pas une légende : ils le connaissent vraiment...Aujourd'hui j'ai demandé à mon étudiante : pourquoi ? Elle m'a répondu que les communistes avaient encouragé la lecture de Balzac...
Écrit par : Rosa | 14/03/2007
Balzac bien vu des communistes chinois ? Alors, il y a une logique : de son vivant, il était soutenu par les milieux légitimistes ; or les étudiants chinois qui défilaient place Tien an Men en 1989 chantaient ... la Marseillaise, le chant ennemi de tous les royalistes légitimistes.
Il doit donc se cacher un ressort absolutiste chez Balzac... et, au fait, c'est bien lui qui a écrit la "Recherche de l'Absolu" !
Le communisme chinois n'est donc pas seulement une tyrannie, ni un totalitarisme, c'est un absolutisme.
Mais pour Balzac, c'est dommage : ça fait ressortir ses défauts. Tant pis. Il faudra faire avec.
Écrit par : Hervé Torchet | 14/03/2007
N'oublions pas que Baudelaire est un lecteur de Joseph de Maistre (et que son oeuvre poétique contient une part de politique.) Les Réactionnaires s'affirment et Baudelaire n'y est pas insensible...
Écrit par : Boulon | 15/03/2007
C'est le très grand défaut de Baudelaire.
Écrit par : Hervé Torchet | 15/03/2007
Je m'oppose à vous quant à cette idée (saugrenue ?)... Bien sûr que non, ses idées nourrissent aussi sa vision du monde, lui permettent d'interpréter ec qu'il voit et influencent sa sensibilité : c'est lié. Je ne vois pas en quoi ce serait un défaut (et qui sommes-nous pour le déclarer ?)
Écrit par : Boulon | 15/03/2007
La Chine c'est un absolutisme depuis ...4000 ans
Mao est le dernier empereur....
Absolutisme leur convient mieux que dictature...
Et j'ai la faiblesse de les aimer
Parler de politique à propos de Baudelaire : quelle horreur !
On admire et c'est tout.
Écrit par : Rosa | 15/03/2007
Rosa, on peut tout à fait parler de politique et de Baudelaire : ce n'est pas "sale". Voici un extrait de "Mon Coeur mis à nu", Baudelaire un peu plus haut précise toutefois qu'il n'a pas de convictions, enfin je vous laisse le loisir de vous y (re)plonger :
"Ce que je pense du vote et du droit d'élection. Des droits de l'homme.
Ce qu'il y a de vil dans une fonction quelconque.
Un Dandy ne fait rien. Vous figurez-vous un dandy parlant au peuple, excepté pour le bafouer ?
Il n'y a de gouvernement raisonnable et assuré que l'aristocratique.
Monarchie ou république, basées sur la démocratie, sont également absurdes et faibles.
Immense nausée des affiches.
Il n'existe que trois êtres respectables : le prêtre, le guerrier, le poète. Savoir, tuer et créer.
Les autres hommes sont taillables et corvéables, faits pour l'écurie, c'est-à-dire pour exercer ce qu'on appelle des professions."
Bonne lecture !
Écrit par : Boulon | 16/03/2007
C'est bien pourquoi je qualifie Baudelaire d'élitiste.
Mais la subversion de ses textes lui échappe. Ils sont esthétisants, certes, mais libre.
Il produit de la liberté et de la démocratie sans le savoir, et malgré lui.
Écrit par : Hervé Torchet | 16/03/2007
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