20/03/2007
Flaubert, le vertige de l'ambition formelle.
Être affublé du prénom de Gustave est une malédiction que je ne souhaite pas à mon pire ennemi. Flaubert en a subi d'autres.
Disons d'abord que son exact contemporain est Baudelaire (né comme lui en 1821) mais que celui-ci apparaît sur la scène littéraire un peu avant lui. Ils se retrouvent en revanche sous le Second Empire dans les plus retentissants procès pour atteintes aux bonnes moeurs.
Une raison particulière explique le retard de Flaubert : son épilepsie, qui le conduit à se réfugier dans une maison de famille en Normandie en 1844. Mais c'est peut-être au contraire cette maladie et ce repos forcé qui l'amènent à l'écriture. Elle ne l'empêche d'ailleurs pas de voyager, ni de pratiquer de nombreux sports.
Son voyage en Orient, de 1849 à 1852, le fait négliger complètement le changement de régime qui s'opère. De toutes façons, les questions politiques ne seront jamais sa tasse de thé et c'est probablement la vraie faiblesse de son oeuvre : elle manque de verve, il lui faudrait une qualité spéciale d'humanité que ne développent que les écrivains engagés.
L'autre défaut de sa production, c'est l'invraisemblable lenteur avec laquelle il en accouche. Il ne lui faut pas moins de cinq ans pour rédiger un roman. Toute la période du Second Empire se résume pour lui à trois textes : Mme Bovary (1851-1856), Salammbô (1857-1862) et L'Éducation sentimentale (1864-1869). Ouf, trois romans en dix-huit ans, là où Dumas est capable de publier, en trois ans seulement, "Les Trois Mousquetaires" et "Le Comte de Monte-Christo". Il est vrai que Dumas ne rédige pas seul, mais tout de même, quel escargot, ce Flaubert.
Il faut dire que notre Gustave, c'est sa troisième malédiction, après son prénom et son épilepsie, souffre d'un mal terrible : la folie des grandeurs. Il est pris du vertige de l'altitude littéraire. Il rêve d'oeuvres si grandes, qu'il a du mal à tolérer celles qui viennent de lui.
Son modèle artistique, c'est évidemment l'inévitable Victor Hugo, à qui il écrit à peu près : "Il n'y a que deux auteurs qui écrivent un français correct : vous et moi".
Folle ambition : il cherche une perfection immense, colossale, faite pour le dominer. Flaubert est un masochiste, écrire est une punition qu'il s'inflige avec application. Selon sa propre expression, il passe une matinée à ajouter une virgule et une après-midi à l'enlever.
Quand il commence à laisser le texte se former, il sort le "gueuler", comme il dit, et si ça ne roule pas correctement, il recommence.
On ne peut pas rêver plus parfaite autopunition. Beaucoup moins chère que les maisons spécialisées de ces dames.
Cela étant, à force de chercher l'impossible, il finit par connaître des revers de fortune. Son vrai drame, au fond, c'est la stérilité : s'il écrivait plus, il gagnerait plus. Mais il ressemble à ce personnage d'un roman de Camus (La Peste, je crois) qui consacre toute sa vie à écrire puis réécrire la première phrase de son roman pour être sûr qu'elle soit parfaite, si bien qu'à force de fignoler le détail, il oublie l'essentiel : quand il meurt, il n'y a pas de roman derrière la première phrase.
Tel aurait pu être Flaubert.
Heureusement, il réussit à surmonter son angoisse et à accepter ce qu'il écrit.
On connaît la première phrase de Salammbô, souvent présentée comme un modèle : "C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar". Personnellement, je la trouve un peu figée, moins que le reste de ce roman, d'ailleurs, qui n'est pas mon préféré, et où l'on sent trop, à mon avis, l'intention d'intéresser le pinceau des artistes chargés de représenter dans des oeuvres magistrales telle scène du roman.
Seulement, hélas pour Flaubert, l'époque où il publie est celle de l'apparition des Impressionnistes, très éloignés de ses sujets, et il est bien trop sulfureux pour les classiques. Quelques-uns s'y essaient cependant.
Bouvard et Pécuchet, sa dernière production achevée au moment même de sa mort, est un texte plutôt mineur. Rédigé avec soin, avec humour, mais n'échappant pas à l'anecdote.
On comprend donc pourquoi, de tout ce que Flaubert a publié, il reste surtout ses deux romans de moeurs et de psychologie : Mme Bovary et L'Éducation sentimentale.
Et puis, son autre vestige pour la postérité, c'est Maupassant.
Brrr, décidément, ces écrivains normands ne sont pas les plus rieurs. Ils ont plus de lucidité que de liberté. Dommage.
21:40 | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : écriture, littérature | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Commentaires
Gustave : le prénom d'un de mes excellents amis qu'on a toujours appelé "Gus" et ça passe très bien...
Dans madame Bovary on peut penser que sur le plan politique Flaubert était républicain....
N'était-il pas l'amant de la mère de Maupassant ?
Vous qui aimez les politiques, vous n'avez encore rien dit du plus grand ....Chateaubriand....
Écrit par : Rosa | 20/03/2007
Maupassant a été présenté au monde littéraire par Flaubert. Tous deux sont normands. J'avour ne pas m'être penché sur les quelques histoires d'alcôve attribuées à l'auteur de "L'Éducation sentimentale".
Châteaubriand ? Il n'est pas facile.
Écrit par : Hervé Torchet | 21/03/2007
Comme j'ai un peu de temps, je vous livre ce que m'inspire votre blogue depuis que je vous lis et ce dont je ferai pezut-être une note un jour...
Vous parlez de littérature d'une manière qui me réjouit mais aussi qui me trouble...
Je suis troublée parce que vous me donnez des regrets...
Vous parlez de littérature d'une manière qui nous était pratiquement interdite par l'éducation nationale depuis
30 ans environ.
Depuis que le structuralisme puis la linguistique ont fait de la littérature un objet d'étude se voulant scientifique.
Vous-même en tant qu'élève avez dû connaître cet enseignement...
La linguistique a beaucoup apporté à l'étude littéraire en la libérant de la paraphrase stérile
mais on est allé trop loin en prescrivant d'aborder un texte en toute ignorance de son contexte et de celui qui l'a écrit.
Avec vous "le verbe est incarné" : tel devrait être l'enseignement littéraire.
Bien sûr pour ma part j'ai transgressé mais en trichant
avec le référentiel, "la charia" du prof et le cahier de bord qui en est le "mouchard"
Il n'empêche que l'enseignement littéraire est dans une situation dramatique
ce qui semble ne déranger personne
les sections littéraires ferment
et même des khâgnes...
Pensez-vous que Bayrou le lettré prendra ce problème en mains ?
Écrit par : Rosa | 21/03/2007
Mes prof n'ont pas contrarié mon goût des livres. Il est vrai que j'ai été, comme tout le monde, en bute aux études très savantes, qui faisaient des cours de français une antichambre de la fac, et ce dès la 4e.
Mais je n'ai lu presque aucun des romans obligatoires. Je me suis toujours débrouillé autrement. Et en 6e, je n'apprenais pas les fables de La Fontaine : comme j'étais en fin d'ordre alphabétique, elles étaient toujours récitées trois fois avant que mon tour éventuel ne vienne, si bien que j'en avais capté le sens et le rythme. Mon prof, un vieux de la vieille, grommelait que je "torchétisais" La Fontaine, mais me donnait la moyenne.
Quant aux études sur la syntaxe, la grammaire d'une manière générale, je n'y ai jamais rien compris, je ne m'en suis sorti que par un peu de par coeur et par l'imprégnation générale que j'avais en lisant de bons livres.
J'ai toujours été un élève paradoxal. Ca s'est d'ailleurs toujours bien passé, sauf en 3e, ce qui, paradoxalement aussi, m'a fermé la filière C (aujourd'hui S comme vous le savez) qui m'était en principe promise.
Au bac, en fin de première, j'ai défendu à l'oral un extrait d'Horace ("Le sort qui de l'honneur nous ouvre la barrière Offre à notre constance une illustre matière"...), mais mes commentaires étaient particulièrement succincts. J'ai tout de même eu 13, rien que sur la fougue sans doute, et un modeste 12 à l'écrit. Ca me donnait 7 points d'avance et, n'étant pas un stakhanoviste de nature, je m'en contentais. Mon objectif était un bac avec mention et je l'ai eu (grâce à un 19 en math).
Sur l'incarnation de la littérature, c'est un vieux débat. Je souscris aux vues de Sainte-Beuve, qui défendait la place de l'auteur dans l'oeuvre.
Cela étant, rien n'interdit d'accompagner une étude savante en classe par des livres plus drôles à la maison. Il en existe. Les deux ne sont pas incompatibles. J'imagine que vos ruses de Sioux ont produit des effets comparables.
En ce qui concerne Bayrou, il a porté tant de soins aux filières litéraires quand il était ministre, que je n'ai aucun doute qu'il leur sera fidèle.
Écrit par : Hervé Torchet | 21/03/2007
Je tiens à préciser que vous juger le texte Bouvard et Pécuchet (excellent selon moi) de "mineur" dans l'oeuvre de ce cher Gus. Vous dites de plus que ce livre est achevé au moment de sa mort, or malheureusement ce n'est pas le cas !
Je me permets de dire que Bouvard et Pécuchet était le travail le plus ambitieux qu'avait entrepris Flaubert et qu'il mit plus de sept années avant de lui donner la forme que nous connaissons ! Je signale également qu'il a lu plusieurs milliers de livres pour le rédiger ! (et oui : c'est pharaonique mais à la mesure de Flaubert !).
Écrit par : Boulon | 21/03/2007
Tout comme Salambôo, j'ai lu quelques part qu'il avait fourni un travail de recherche titanesque pour reconstituer les guerres puniques. Il faut savoir qu'au 19ème siècle, les sources n'étaient pas aussi accessibles qu'actuellement. Chapeau bas Monsieur Flaubert. La cruxifiction des Lions et la décomposition de ces corps animaliers et tout simplement grandiose... j'ai rarement eu la chance d'avoir une telle satisfaction à la lecture de certains ouvrages, exceptés chez Balzac, Hugo et Maupassant (Bel ami surtout) mais chez d'autres rarement.... Où est passé la finesse de l'esprit et la justesse de la Plume... Quant à Chateaubriand, je suis d'accord avec Hervé, c'est un personnage complexe. Opportuniste sous Napoléon, déçu de sa carrière d'ambassadeur, il en est devenu un grand pamphlétaire... Son pamphlet de 1814 (je ne me souviens plus du nom, désolé), est un texte majeur, il sort quelques jours avant que les armées coalisées ne rentrent dans Paris. Chateaubriand, j'en ferais surement une note sur mon bloggue dans quelques temps, ainsi qu'un texte de Dion Cassius, le livre LII intitulé le Discours de Mécène qui est tout à fait d'actualité. Le connaissez-vous?
Écrit par : Michaël | 22/03/2007
En tant que Normand, je suis un peu attristé que tu aies une si piètre opinion des écrivains de chez moi. Mais il faut bien reconnaîte que la jovialité n'est pas le trait de carctère principal de ce pays mélancolique. C'est aussi pour ça que nous les aimons, car nous nous y reconnaissons. En fait, ils sont en cela vraiment présents dans leurs oeuvres. Il n'y a pas de plus exacte description de la Normandie que par Maupassant lorsqu'il écrit la pluie. Tout y est. La moindre nuance de couleur des nuages, l'ambiance humide et froide, les personnages s'apprivoisent pour nous avec aisance.
Je te rejoins toutefois sur un point, Flaubert est parfois ennuyeux. Maupassant me parle plus.
Mais peut-on se plaindre d'un auteur qui n'a pas cherché à vendre et a préféré écrire pour créer du beau ? D'accord, il était décalé par rapport à son temps, mais qui lui demandait d'être avec son temps, en avance ou en retard ? Il a choisi le temps qui lui convenait.
Nous feras-tu un jour une note sur Clément Marot ? J'ai un souvenir extraordinaire de cet auteur étudié en 2nde. J'aimerais bien avoir des nouvelles de lui... ;-)
Écrit par : Laurent | 22/03/2007
@ Laurent
Oh, il ne faut pas exagérer la portée de ma remarque. C'est un peu d'humour.
@ Michaël
Discours de Mécène ? Ca ne me rappelle rien.
Écrit par : Hervé Torchet | 22/03/2007
Hervé, Le discours de Mécène est en fait un texte écrit par Dion Cassius à l'attention de Caracalla peu avant que ce dernier ne décrète le fameux édit qui donnait la romanité à tous les citoyens de l'empire, dans ce discours par peur de se faire couper la tête écrivit un texte en se faisant passer pour Mécène (conseiller d'Auguste au début de notre ère). Il fit donc croire que le texte qu'il avait écrit avait été écrit par le conseiller d'Auguste 200 ans plus tôt. Un texte qui avait pour vocation de rappeler les vertus que doit avoir un Empereur pour bien gouverner. Caracalla avait fait tuer son frère Géta (à la hâche) ainsi que 20000 de ses partisans pour asseoir sa domination, (Il n'a jamais été bon d'avoir un frère à l'époque romaine) et comme Dion Cassius voyait que l'Empire pâtirait de cette politique, il voulait donner une leçon de politique et d'histoire à un empereur qui ignorait tout du pouvoir. Je crois que Chastagnol en a fait la traduction en français. J'essayerai de le mettre en ligne. Mais c'est un long texte d'une trentaine de pages.
Écrit par : Michaël | 22/03/2007
@ Hervé
rassure-toi, je n'ai pas été si affecté que cela et il me faut bien te donner raison sur l'ennui mortel que peuvent provoquer Flaubert et Maupassant (je n'y ai pas toujours été sensible)... ne crois pas que je succombais pas à la paranoïa des Normands face au lobby pro-breton ! ;-)
@ Michael
tu trouveras ton bonheur ici :
http://remacle.org/bloodwolf/historiens/Dion/livre52fr.htm
re@ Hervé
et Clément Marot ???
Écrit par : Laurent | 22/03/2007
@ Laurent
Merci pour cet excellent lien
Écrit par : Michaël | 22/03/2007
Je suis désolée que vous ne jugiez Chateaubtiand que sur sa carrière politique...C'est quand même le père du romantisme, celui qui l'a représenté et explicité... C'est l'homme des pensées et des sentiments grandioses, il nous change des hommes petits...que nous connaissons aujourd'hui.
Écrit par : Rosa | 22/03/2007
@ Rosa
Ce qui est beau, chez Châteaubriand, ce sont des expressions comme "voix d'un rêve oublié, chagrin d'un songe".
Écrit par : Hervé Torchet | 22/03/2007
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