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26/05/2011

La force des convictions

Gide a écrit, paraît-il, une phrase qu'on a galvaudée, mais qui mérite qu'on la relise : "On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments". Je crois que cette phrase est vraie, et qu'elle s'étend généreusement à des domaines très étrangers à la littérature. On ne fait pas de bonne politique avec de bons sentiments, on ne fait pas progresser la science avec de bons sentiments. Pas de bonne politique, on comprendra que je ne sois pas sensible à une guimauve léinifiante comme "Indignez-vous", emblème même de la bonne conscience en politique comme le sont certains prix littéraires dans leur domaine : acheter (pour peau de balle) "Indignez-vous" est l'acte citoyen par excellence, celui qui permet de se dire "Je résiste" avant de s'endormir devant sa télé ou sa Playstation (ou son Android), c'est de la bonne conscience à l'état pur, quelque chose qui rassure sur soi-même, un miroir qui, comme celui de la fâcheuse marâtre de Blanche-Neige, vous répète sans cesse "Tu es la plus belle". Il ne reste plus qu'à donner dix Euros à l'Abbé Pierre et le tableau sera parfait, mais pendant ce temps-là, les affaires, les vraies, continuent.

Au contraire, la bonne littérature vient des tripes. Elle ne rassure personne. Elle est viscérale, comme voter doit être un acte viscéral ou ne pas être. On lit un livre pour se distraire, certes, mais on lit certains livres parce que c'est important, parce qu'on sait, par une vocation mystérieuse, qu'ils vont changer notre vie. C'est que la littérature, la vraie, est forcément une révélation, de la même nature que le travail historique.

Quand je dépiaute des parchemins médiévaux, je sais que, peu à peu, je dévoile un pan "inconnu" de notre histoire (celle de la Bretagne en particulier, mais celle de toute l'espèce humaine par voie de conséquence). Quand je dis "inconnu", je veux dire par là "caché" ou "oublié". Oui, le travail de l'historien consiste en cette révélation de ce qui ne se voit pas à l'état normal, mais qui a des conséquences souterraines sur nos vies. Si les sociétés humaines sont, comme on le croit encore malgré notre tendance à l'individualisme ou à l'universalisme indifférencié, des métapersonnes, si elles ont une conscience et un inconscient, le travail de l'historien consiste à mettre au jour les faits cachés ou oubliés qui gouvernent leur conscience et leur inconscient. Et nous savons que l'effet de "petite madeleine" proustien n'est pas seulement le plaisir mélancolique de la découverte, c'est aussi et surtout la libération.

C'est en quoi la science, les sciences, me semblent apporter plus pour la liberté que nombre de fadaises comme "Indignez-vous" ou autres instruments que la bonne conscience utilise pour se dissimuler la réalité, qui feignent de dénoncer des choses qu'en fait, tout le monde sait, ou plutôt, qui ressassent des vérités acquises qui ne sont pas toujours des vérités (ce qui est le principe même des vérités acquises, contre quoi le travail sérieux de l'historien, celui du philosophe, celui du poète, se font).

La bonne littérature est donc celle qui, en s'adressant au lecteur, à l'individu, travaille, consciemment ou inconsciemment, à la révélation de ce qui est caché ou oublié dans la tête virtuelle de la société humaine.  C'est pourquoi l'écriture des pièces les plus importantes est en général si difficile, si pesante, si écrasante. Il a fallu vingt-cinq ans à Victor Hugo pour écrire ses Misérables. Et pour Notre-Dame de Paris, il a fallu qu'il se cloître dans son bureau pendant des mois, qu'il se voue à son pupitre en jetant les clefs de la pièce par la fenêtre, pour ne recevoir ses repas que sous la porte, comme un prisonnier.

La hardiesse, la folie, de s'attaquer aux monceaux symétriques du mensonge, de la dissimulation, de l'oubli, transforment alors le travail de l'auteur en quelque chose de tellurique, de farouchement prométhéen. Il y faut l'énergie d'un désespoir, ou la vocation irrépressible qui nous répète "c'est plus fort que toi". Oui, par moments, on sent que, chez les grands auteurs, c'est compulsif, ils ne sont que l'instrument de la vérité qui s'exprime.

Peu à peu, les textes s'imprègnent alors d'une forme de certitude étrange, étrange parce qu'elle ne cerne souvent que du doute. Cette certitude viscérale donne au lecteur l'impression que l'auteur s'est forgé quelque chose de très spécial, comme une intime conviction qu'il tente (et que parfois il réussit) de (ou à) faire partager. Le lecteur admire alors la force des convictions, qui sont la partie visible du miroir, un miroir qui ne dit plus que la vérité.

Je voyais, voici quelques mois, le film qui a été réalisé sur la dernière campagne électorale de Georges Frêche. On y assistait à des scènes de mensonge éhonté. Frêche racontait une histoire de son père ou de son aïeul devant un vaste public, il s'arrachait des larmes et il en arrachait à ce public. Pourtant, tout ce qu'il disait était faux. Il parlait d'un pauvre homme qui quitte sa terre désolée, à pied, les pieds nus, un modeste baluchon sur l'épaule, brûlé par le soleil et la soif. Puis il avouait à l'équipe du film que son aïeul était riche, au contraire, et que tout ça était inventé de toutes pièces. Pourquoi ce mensonge "marchait"-il ? Pour deux raisons : d'abord parce qu'il disait entre les lignes "Si vous saviez comme j'ai envie d'être réélu" ; ensuite, parce que cette histoire ne parlait pas de lui, Frêche, mais qu'elle parlait d'eux, du public, avec une politesse très délicate. Combien, parmi ces petits vignerons de l'Hérault, parmi ces pieds-noirs déracinés, ont eu un aïeul qui s'en est allé, les pieds nus, un modeste baluchon sur l'épaule ? Et parce que cette histoire parlait de la terre du Languedoc, des chemins poussiéreux, du soleil, de la dureté des temps. Elle disait "Regardez où nous en étions, voyez où nous en sommes". Elle exprimait en somme des convictions ardentes sur le cours de l'histoire, sur le sens du travail humain. Cela "marchait" parce que c'était recevable, parce que cela disait des choses contestées, peut-être une vérité existentielle.

Hélas, le moyen était la feinte, et le recours à la feinte a l'inconvénient qu'il peut noyer la fin dans la fange des moyens. Je veux dire par là que les convictions peuvent se feindre si bien, qu'en définitive, elles ne peuvent pas suffire à distinguer l'essentiel de l'accessoire, le Victor Hugo d'un BHL, les Misérables d'un Indignez-vous. L'honneur d'un auteur, celui d'un philosophe, celui d'un poète, celui d'un politicien, consiste à ne pas "truquer" ses convictions, à ne pas recourir à ce moyen quand il n'est pas sincère.

Bien sûr, tout le monde ne peut pas être un grand auteur, mais chacun, historien, scientifique, poète, philosophe, politicien, a ce même devoir de chercher ce qui est caché ou oublié et de le révéler avec ses armes pour contribuer à libérer à la fois la société et l'individu.

Et les blogueurs, me direz-vous ? Il est sans doute un peu tôt pour en juger. Ceux qui œuvrent à la révélation de la nature de l'internet et de ses conséquences sociales et sociétales peuvent se considérer embarqués dans l'Arche de la révélation. Les autres ... les autres, ils font ce qu'ils peuvent.

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Commentaires

Victor Hugo a mis 25 ans pour écrire les Misérables mais il a fait une grosse grosse pause au cours de ce laps de temps, il me semble.
Intéressant votre blog, en tout cas (surtout si on y parle de Victor Hugo ! :)).

Écrit par : Euterpe | 26/05/2011

Encore là, cet(te) allumé(e) !
Ne peux plus la blairer depuis ses interventions lors de la réforme des retraites, elle a soit-disant vécu à Berlin :o)) .A la vue de son positionnement "féministe" d'alors...A la trappe!!

Écrit par : Martine | 26/05/2011

Personnellement, je ne considère pas mon blog comme un lieu d'affirmation de mes convictions, même si, en creux, on finit par devinez ce que je pense, ce que je crois. Mais, généralement, je préfère laisser les choses ouvertes, ne pas dire: je pense ça, je suis de cet avis. Au contraire, j'aime bien accueillir toute sorte d'avis, ceux des autres. J'aime bien avoir un point de vue englobant sur les débats, savoir qu'il n'y a pas de vérité figée une fois pour toute. En cela, je dois bien être un enfant de cette époque, qui admet de façon "bienveillante" presque tous les discours dans une grande cacophonie.

Quand tu reprends la phrase de Gide "On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments", j'aimerais bien d'abord retrouver le contexte.

Écrit par : Eric | 26/05/2011

Pdlol, yep autrefois...Vais verser une larme! :o))

Écrit par : Martine | 26/05/2011

@ Eric

C'est l'une des citations les plus employées que je connaisse. apparemment, Henri Jeanson l'a complétée avec humour :

http://www.dico-citations.com/mots-cl%C3%A9s-citations/on-ne-fait-pas-de-bonne-litterature-avec-de-bons-sentiments-gide/

Écrit par : Hervé Torchet | 26/05/2011

"Hélas, le moyen était la feinte, et le recours à la feinte a l'inconvénient qu'il peut noyer la fin dans la fange des moyens. Je veux dire par là que les convictions peuvent se feindre si bien, qu'en définitive, elles ne peuvent pas suffire à distinguer l'essentiel de l'accessoire, le Victor Hugo d'un BHL, les Misérables d'un Indignez-vous. L'honneur d'un auteur, celui d'un philosophe, celui d'un poète, celui d'un politicien, consiste à ne pas "truquer" ses convictions, à ne pas recourir à ce moyen quand il n'est pas sincère."

Il suffit de démasquer un auteur sur un seul point pour que tout le travail de feinte s'écroule : telle la minuscule aiguille effleurant le ballon de baudruche. Tout cela n'était donc que bouffées de vanité ?!! Hélas oui... Une conviction loyale n'a aucune prise aux vents ! Elle est. Elle reste.

Écrit par : Françoise Boulanger | 29/05/2011

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