18/10/2011
"De bon matin", la tragédie d'un cadre de banque
Nous sommes en colère, vous êtes en colère, je suis en colère. Une colère sourde mais intense, une colère comme on n'en connaît qu'une fois dans une vie. En colère contre la légèreté criminelle de décideurs qui, on ne sait pas où, on ne sait pas comment, ont enclenché la tornade financière qui s'abat sur l'Occident depuis trois ans. Cette colère, nous l'avons cristallisée sur les banques. Dans notre opinion, parmi les espèces vivantes, la pire, c'est le cancrelat, ou la vipère, et juste au-dessus, mais tout au fond du panier, il y a ce terrible personnage à queue fourchue, ce vampire insatiable, le banquier, le spéculateur, celui qui par appétit de lucre fait délocaliser nos emplois depuis vingt ans, celui qui provoque les licenciements boursiers, celui qui nous dépèce quand nous avons faim et qui nous sert le champagne quand nous roulons carrosse. L'Ancien Régime connaissait le Fermier Général, notre époque connaît le Banquier.
Le film "De bon matin", de Jean-Marc Moutout, pousse la porte vitrée d'une banque (apparemment suisse mais qui agit en France) menacée de faillite par l'affaire des subprimes (un peu comme l'UBS) et explore le destin et la psychologie de dirigeants subalternes, de commerciaux, d'agents de la banque, dont l'un, incarné par Jean-Pierre Darroussin, sombre dans la dépression.
"Qu'est-ce qu'on peut faire ?" répète sans cesse l'un de ses collègues devant les décisions arbitraires de sa hiérarchie et devant le cataclysme financier. "Qu'est-ce qu'on peut faire ?" pose l'évidente question de la responsabilité de la tragédie collective qui dévaste nos économies et qui dévaste aussi, on l'oublie trop souvent, les banques elles-mêmes, premières victimes de l'incurie collective. La cause de ce séisme ? C'est le personnage incarné par Darroussin qui l'explique avec une remarquable clarté : avoir oublié que la dette est un risque. Or le risque, son évaluation, c'est le métier même du banquier. Avoir perdu le risque de vue, l'avoir noyé dans des mille-feuilles de circonlocutions et de panachages brumeux, c'est cela, la faute du système financier, une faute collective, dans laquelle il faut reconnaître que les pouvoirs publics ont aussi leur part, car les tutelles existent et n'ont pas fonctionné. On pourrait même mettre en cause le président Clinton, à l'origine de l'ouverture massive du crédit à des Américains insolvables, mais le film ne va pas jusque-là.
Dans ces banques où toute la hiérarchie est sous pression, les équipes anciennes sont écartées, et portent le chapeau, et les équipes nouvelles installent leur position en jouant sur les habituels levier de division et de pourrissement des liens humains tissés avant leur prise de fonction. On fait faire un rapport par l'un, qu'on utilise pour licencier l'autre, ce qui permet de faire passer l'idée que c'est l'auteur du rapport, et non la hiérarchie, qui est responsable du licenciement.
Au milieu du maelstrom, le personnage incarné par Darroussin sombre et dès le premier instant, on sait que son parcours finit dans la tragédie, le meurtre public de son supérieur hiérarchique.
Darroussin est l'un des acteurs les plus forts du cinéma français. On se rappelle avec diffculté ses débuts bégayeurs, son œil mi-clos et sa démarche traînante. Un quart de siècle plus tard, il peut tout jouer avec la même intensité et la même vérité. On est loin des débordements de Michael Douglas dans "Chute Libre", et très au-dessus de José Garcia dans "Le Couperet". Xavier Beauvois, réalisateur lui-même mais acteur de plus en plus vu (récemment encore dans l'Apollonide), lui donne la réplique avec sobriété et authenticité.
La narration juxtapose des moments de flash-back de diverses époques, la chronologie se dilue complètement, mais cette dilution rend la marche vers la tragédie encore plus inexorable et poignante. On est resté assis devant le film pendant une heure et demie, pourtant en sortant de la salle, on éprouve encore le besoin de s'asseoir un quart d'heure, pour s'en remettre. Je n'ai pas été aussi secoué par un film depuis "Un prophète", de Jacques Audiard.
Nous ne pouvons pas oublier que dans les banques travaillent des gens qui subissent, qui parfois se réveillent, mais trop tard, des gens qui ont peur du chômage et de la déchéance, des gens que leur conscience triture. C'est pourquoi, parce que c'est à la fois commode et vrai, nous préférons mettre en cause "le système" plutôt que les banquiers eux-mêmes, tout en sachant que définir l'adversaire sous ce vocable de "système", c'est le rendre inaccessible à la punition, la punition que nous voudrions tant lui voir subir. "Qu'est-ce qu'on peut faire ?" En tout cas, faire la part des choses et marquer de la compassion pour ceux qui souffrent, même quand ils sont banquiers.
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Commentaires
Je sors juste du cinéma, où j'ai vu ce film. J'ai bien aimé, surtout Darroussin.
Je le vois plus comme un film sur le management plutôt que sur les banques. Je crois que le type de management qu'on observe dans le film, on le retrouve dans d'autres secteurs professionnels, même si c'est peut-être dans la banque qu'il est utilisé de la façon la plus crue. Enfin, je n'en ai pas une expérience directe!
La réflexion éthique (qui finalement précipite le héros dans la dépression) concerne tous les professionnels, dans toutes les sphères de la société. Faire des choses qu'on réprouve est le prix à payer pour s'élever dans un organigramme... Enfin, pas toujours.
Mais le film nous laisse un peu sur notre faim: les autres personnages ne sont pas assez développés. C'est un huis clos, un monologue intérieur, un peu étouffant.
Écrit par : Eric | 20/10/2011
@ Eric
Étouffant, forcément, puisqu'il s'agit d'explorer cette dépression d'un homme, véritablement de l'intérieur. Bien entendu, la focalisation aurait pu se faire autrement, de loin, en portrait de groupe, mais je trouve que l'intériorisation de la dépression est extrêmement forte et réussie. C'est intéressant d'avoir une opinion autre.
Écrit par : Hervé Torchet | 20/10/2011
Oui, je ne regrette pas qu'on ait mis le focus sur Darroussin, qui est excellent.
Écrit par : Eric | 20/10/2011
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