10/01/2012
Le triomphe des rentiers ?
Dans notre inconscient collectif, le rentier est le pire de tous les hommes, c'est-à-dire celui qui fait baver d'envie la majorité d'entre nous : celui qui roule en Ferrari, qui joue au golf ou s'envoie en l'air toute la journée, qui ne fait rien, a des domestiques, bref se la coule douce et pète dans la soie. Au fond, si nous voulons vivre sa vie (pas moi), nous la percevons comme mauvaise, immorale, parce que nous croyons plus digne de travailler pour gagner sa vie.
Historiquement, c'est l'homme du XIXe siècle : en 1900, la France compte 5% de rentiers, bourgeois ou aristocrates qui se contentent de percevoir le loyer de leurs terres et qui vivent dans un monde de loisirs, le rentier étant gros consommateur de culture à cette époque-là. Toute l'idée du XXe siècle s'est construite contre lui, je crois que c'est Keynes qui parlait d'euthanasier le rentier. Mais patatras, la crise de 1973 a renversé les valeurs, voyons comment et voyons aussi les conséquences du retour en force du rentier pour aujourdhui et demain.
Le rentier et l'origine de la pensée économique
Il est assez curieux et significatif de constater que la rente est le point commun des deux écoles qui ont, les premières, réfléchi à la définition d'un revenu national : en France, si ma mémoire est bonne, c'est le physiocrate Quesnay qui a, le premier, proposé une ventilation du produit de l'exploitation économique en trois postes : la rente, le salaire et l'investissement (il ne nommait pas les deux dernières notions comme ça, mais c'est à quoi il pensait). Un peu après, en Angleterre, Adam Smith et ses émules préféraient une autre ventilation : la rente, le salaire et le profit. Il est assez significatif, soit dit en passant, que l'école française ait mis l'investissement tellement en exergue. En réalité, Quesnay parle des "avances", c'est-à-dire du capital de départ nécessaire à l'exploitation, donc les outils et les provisions. On reconnaît le goût français de l'épargne dès ce premier écrit de Quesnay. Les Français voient de l'épargne là où les Anglais voient du profit. Mais laissons de côté cet aspect anecdotique pour en revenir à notre rente : elle est, avec le salaire, le point fixe de la réflexion.
Disons tout de suite que sa légitimité pose des quantités de problèmes dès l'origine, les théoriciens anglais déploient des trésors de dialectique pour échafauder des raisonnements qui l'étaient mais, en réalité, ils n'y parviennent qu'à moitié. Suffisamment pour que le XIXe siècle soit, comme je l'ai dit, celui des rentiers. On les voit dans Balzac déposer leur argent et l'inscrire au grand livre de la dette publique, où il est rémunéré, je crois, à hauteur de 3%. Et surtout, la rente, c'est sur la terre qu'elle repose. Il y a un lien secret entre la terre, entre les ressources naturelles, et la rente, parce que la rente n'est pas le fruit du travail, elle n'est pas le fruit de ce qui devient, mais de ce qui est. Depuis des siècles, on paie d'ailleurs ses rentes agricoles tant en numéraire qu'en produits frais. L'effondrement des prix agricoles, vers 1900, va sceller le sort de la rente, va éteindre sa légitimité : avant 1900, on pouvait vivre largement de ses rentes avec quelques dizaines d'hectares. Après 1900, et surtout parès 1918, les châteaux vont progressivement perdre de leur splendeur avec lextinction de leur rente naturelle. L'extinction de la rente a donc un retentissement politique, elle est synonyme d'égalité et de république.
Tout change à partir de 1973
Les rentiers du pétrole
En 1973, on s'en souvient, les pays pétroliers ont décidé de fixer eux-mêmes le prix du pétrole qu'ils nous vendaient en grande quantité. Ce faisant, ils ont définitivement mis fin au modèle taylorien et amorcé la crise qui, depuis lors, ne cesse de s'aggraver pour nous. Pourquoi n'a-t-on pas, cependant, crié à l'injustice, ni au scandale ? C'est qu'il est apparu injuste que les pays dits du nord ne paient pas un juste prix pour les matières premières des pays dits du sud. Il y avait justice à payer un prix équitable. Si j'osais, je dirais que la décision de 1973 a fait du pétrole le premier des produits "équitables". Ce serait vrai si les émirs du pétrole avaient daigné partager leur magot avec leurs peuples, ce qui n'a pas été le cas.
Et l'on a donc vu débouler dans nos pays les émirs et leur suite endiamantée. Au début, ils se sont contentés d'acheter des demeures somptueuses, de s'offrir le luxe le plus tapageur. Et nous n'avons rien dit. Les peuples continuaient à vivre sans le sou, les émirs roulaient carrosse, nous revoyions ce qontre quoi nous avions fait la révolution en 1789, mais nous n'avons rien dit. Nous n'avons pas protesté. Au fond, ils nous ont tenté, et nous avons tous eu envie de devenir rentiers (sauf moi).
Il y a plus de rentiers en France en 2012 qu'en 1789 ou en 1900
La crise de 1973 a eu un effet paradoxal de plus : elle a engendré la retraite à soixante ans. En 1945, lorsque furent créés la plupart des régimes de retraite des vieux (comme on disait), il s'agissait de permettre à ceux qui n'avaient plus la force de gagner leur vie de s'arrêter et de vivre dignement. L'âge de la retraite était alors 70 ans, sauf cas particuliers. Compte tenu de l'âge moyen de la population, les retraités n'étaient pas si nombreux. En 1968 je crois, il est passé à 65 ans, et finalement à 60 ans en 1982. Or en 1982, on avait une espérance de vie moyenne de 70 ans. Donc on établissait un régime où tout le monde devait vivre en principe en rentier (laissons ici les inégalités qui faisaient que les ouvriers profiteraient moins que les autres de ce statut et gardons seulement le raisonnement).
Aujourd'hui, nous avons donc bien plus de 5% de rentiers, puisque nous avons bien plus de 5% de retraités. Les émirs du pétrole ont légitimé le retour des rentiers dans la société occidentale, avec le lot d'inégalité que cet état de fait suppose. Notons qu'il y a des peuples entiers qui sont en fait des peuples rentiers, c'est le cas des Norvégiens qui jouissent du pétrole de la Mer du Nord, comme d'ailleurs les Britanniques (très friands de rentes).
Mais on ne peut pas comparer, évidemment, le sort d'un émir du pétrole avec celui d'un retraité français qui touche 8 ou 900 Euros par mois. Seulement, la retraite jeune d'aujourd'hui est le rêve de nos concitoyens, ils la préparent pendant toute leur carrière. Tout est fait et organisé pour cet instant-là, celui où l'on sera (enfin) à la retraite. Que le travail soit plus créatif et plus intéressant, hum, non, non, pas en France. Il est vrai que nous sommes aussi le pays où la retraite est en fait entre 50 et 55 ans, celui où on jette les gens le plus tôt.
On doit comprendre que je ne veux bien entendu aucun mal aux retraités, mais qu'ils sont le signe de la démobilisation de notre société. Et alors que nous réprouvions profondément le rentier avant d'avoir la perspective de cette retraite durable, nous vivons dans une société où le fait d'être rentier est légitime, puisque nous en serons tous un un jour ou l'autre.
Quant aux émirs, ils deviennent franchement encombrants.
La concentration de l'argent
Quand Peugeot, Ford, Siemens, ou autres, avaient beaucoup de liquidités, ces sociétés en profitaient pour investir beaucoup dans la production. Quand les émirs du pétrole ont commencé à nager vraiement dans les pétrodollars, ils ont commencé par les dépenser fastueusement, comme je l'ai dit, puis ils ont réalisé qu'il fallait en faire quelque chose de plus solide. Ils ont un peu investi chez eux, et ils ont nourri la spéculation internationale. Oui, cette spécualtion n'est pas seulement le fruit des placements des fonds de pensions (retraités encore) des grandes entreprises américaines, elle naît de l'inépuisable flot de liquidités qui s'écoule à jet continu des coffres des émirs, avant même que les Chinois n'en aient aussi des montagnes à placer. Tout cet argent qui n'était pas le fruit du travail s'est donc répandu comme une nuée de vampires sur le travail à travers une spéculation où le financement de l'activité économique (qui est la base de l'activité boursière) n'a presque plus aucune place, comme si le triomphe des rentiers et de l'argent sans cause devait être total et le travail doublement ponctionné. Le pétrole a remplacé le blé, mais la rente a repris son pouvoir absolu.
La concentration des liquidités et le train de vie extravagant des émirs ont aussi légitimé les salaires mirobolants des grands patrons occidentaux ainsi que leurs trains de vies clinquants, de plus en plus délirants. En fin de compte, Keynes avait peut-être raison. Peut-être faudrait-il euthanasier le rentier.
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Commentaires
Merci Hervé d'avoir écrit cette note de fond sur autre chose donc, que les ralliements et la présidentielle ! Ouf !
J'ai écouté la grande conférence de JL Marion aux Semaines Sociales ici : http://www.ssf-fr.org/56_p_26421/democratie-quelle-place-pour-la-gratuite.html
Le constat est complémentaire : il propose de renouveler la définition de ce qu'est un citoyen en la détachant de la valeur économique que la notion a toujours recouverte, le citoyen se définissant historiquement par ce qu'il possède (propriété). Il ne dit pas par ses rentes, mais par sa capacité de produire et de consommer (d'échanger donc), en tout cas. Il propose de chercher une autre définition du citoyen, définition détachée de l'économie qu'il considère comme une superstructure, ayant couvert artificiellement au même titre qu'une idéologie (très fort!) l'organisation sociale. Il dit que le citoyen devrait pouvoir se redéfinir par sa capacité de don (gratuité), mais que le champ reste à explorer. La démonstration phénoménologique du fait que le don n'est pas un échange vaut le coup en tout cas, au même titre mais sur un autre plan, que celle, historique, que tu développes ici. (j'aime bien qu'on me démontre...c'est mon côté éternelle élève ;-)
Mais à la critique de la rente, quel versant positif opposes-tu ? A l'heure où nombre d'illustres politiques proposent le revenu universel, ta critique se pose en contradiction... Que lui substituerais-tu pour esquisser un autre modèle de société ? "Enrichissez-vous!" disait Guizot, pas "Capitalisez!", ni "Epargnez!" Qu'est-ce qu'on fait de notre fric en gros si on ne peut plus le stocker ?
Voilà, j'ai commenté ! :-)
Écrit par : mapie | 10/01/2012
Et bien entendu la Norvège, pas dans l'Europe, le RU, pas dans l'euro...
Écrit par : FB | 11/01/2012
@ mapie
À la rente, j'oppose l'investissement. La part de la rente ds le revenu de l'exploitation grève l'investissement. Or nous avons besoin de l'investissement. Et la rente est l'une des mères de la dette, c'est une spirale vicieuse.
@ FB
Très juste : les rentiers ne partagent pas.
Écrit par : Hervé Torchet | 11/01/2012
Bravo pour cet article très important.
Occasion de dénoncer l'argument fallacieux des lobbyistes anti-fiscalité-du-patrimoine. Pour eux, le patrimoine n'est rien d'autre que "du travail congelé", le-fruit-d'années-de-labeur.
Or c'est la perspective inverse qu'il faut prendre : comment faire pour que le patrimoine soit valorisé, soit "travaillé", serve à la collectivité ?
J'ai une réserve tout de même sur l'euthanasie, je doute que ce soit la meilleure façon de servir la collectivité ;-)
Écrit par : FrédéricLN | 13/01/2012
Oui, ton article est passionnant et je ferais un lien entre le thème que tu développes et l'idée de revenu universel (ou revenu de vie). L'idée du RU c'est que tout le monde soit rentier, peu ou prou. Tous rentiers!
D'ailleurs, on valorise le travail dans les discours, alors que dans les faits, on dégrade le travail, puisque les conditions de travail sont souvent très dégradées (précarité du travail doublée d'une précarité de l'emploi).
Écrit par : Eric | 14/01/2012
@ Frédéric
Bon, si tu veux, l'euthanasie est métaphorique ;)
@ Éric
Oui, on valorise d'autant plus dans les discours que dans les faits... question d'habillage. Mais il ne fait pas de doute que si on veut rendre aux gens le goût du travail, il faut que le travail soit plus motivant, pas dans le discours, mais dans les faits. Faire des salariés des acteurs à part entière (représentés avec droit de vote) au CA des entreprises peut être une façon de symboliser ce nouvel état d'esprit. J'en parlerai dans mon prochain article.
Écrit par : Hervé Torchet | 14/01/2012
http://www.youtube.com/watch?v=satMi-rws1A
;D Bonne journée Hervé
Écrit par : Martine | 18/09/2013
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