22/07/2014
Levant : l'échec du modèle anglo-américain
Du temps où la France gardait ambition de considérer le monde de ses propres yeux et sans lunettes imposées de l'extérieur, elle utilisait une jolie métaphore dialectique pour désigner l'orient et l'occident : le Levant et le Ponant. Curieusement, à ce Levant correspondait une identité ethnique, les Levantins, qui ne possédait pas de symétrique, le monde ne connaissait pas de Ponantins. Le Levant est ce que nous nommions encore Proche Orient il y a peu, mais que finalement, par contagion du prisme à travers lequel le pouvoir américain examine le monde, nous désignons de plus en plus souvent de la locution impropre de "Moyen Orient". Que l'on ne s'y trompe pas : pour les États-Unis, le Proche Orient est l'Europe, le Moyen Orient va de la Méditerranée orientale à l'Iran inclus. Ensuite, d'Amérique comme d'Europe, on voit un extrême Orient, l'Orient lointain pour le mot à mot américain qui s'oppose donc strictement à notre Proche Orient que pourtant il n'emploie pas. Pour l'Europe occidentale, donc pour la France, le Proche Orient et le Levant sont le rivage asiatique de la Méditerranée orientale, ainsi qu'une partie du Machrek. Le Moyen Orient est alors logiquement ce qui se trouve entre l'est du Proche Orient et l'ouest de l'Extrême Orient. L'Iran et le Golfe Arabo-Persique relèvent du Moyen Orient vu d'un angle européen.
Quoi qu'il en soit de ces nuances, la guerre d'Irak de 2003 a jeté les bases d'un nouvel ordre politique qui devait s'imposer au Proche et au Moyen Orient. Le naufrage actuel de l'Irak, la déstabilisation de la Syrie, et la montée de cet univers compliqué vers un appel général à la Guerre Sainte achève de fossoyer une expérience politique inspirée par une folie, conduite par un illuminé avec la complicité du cynisme le plus dévoyé, le tout formant un cortège de déshonneur que l'occident n'a pas fini de payer, dont les noms d'Abou Ghraib et de Guantanamo sont les symboles les plus sinistres.
La guerre d'Irak fut déclarée sur un mensonge. Dans une démocratie, il n'y a plus rien de légal si l'on ment au peuple sur l'essentiel. Ce mensonge, Tony Blair ne l'a jamais payé, mais l'Histoire l'en tiendra comptable, comme des centaines de milliers de vies inutilement sacrifiées jusqu'ici, voire beaucoup plus si la situation continue à s'envenimer. Au tribunal de l'Histoire, son nom, tôt ou tard, revêtira les couleurs de l'infamie. Tôt ou tard, il rejoindra le cercle étroit des instigateurs de crimes contre l'humanité de grande échelle. Et ce qui alourdit sa responsabilité est que, contrairement à son acolyte américain W Bush, il ne peut pas invoquer la circonstance atténuante d'une maladie d'alcoolique dévoyée par l'influence délirante de charlatans revêtus de la chasuble religieuse.
Je dois l'avouer : dans un premier temps, j'ai pensé que Bayrou devait se prononcer pour cette invasion de l'Irak. Je sentais que celui qui prendrait cette position hérétique succéderait forcément à Chirac à l'Élysée. En politique, il faut savoir se démarquer au bon moment, foin de tous les principes, si l'on n'a que la carrière en tête. Je m'ouvris de cette réflexion auprès de l'entourage de Bayrou, mais j'eus la surprise de constater qu'un principe, justement, faisait que Bayrou s'affirmerait contre et soutiendrait la position courageuse de Chirac et de Villepin (et de Verhofstadt et de Juncker). Ce refus strict m'obligea à m'intéresser au fond et, évidemment, à rejoindre le rang de ceux qui étaient contre l'intervention occidentale en Irak, qui n'était finalement qu'un mélange de brigandage et d'impérialisme plus ou moins colonial.
À l'arrivée, nous avons vu la dérive du "printemps arabe" qui semble n'avoir réussi qu'en Tunisie et qui, partout ailleurs, a semé la mort et la désolation. La déstabilisation de la Libye est profonde, celle de l'Égypte paraît marquer le pas, mais elle a ouvert des plaies dans la frontière de Gaza qui ne se refermeront pas de sitôt. Et finalement, tout le nouveau système porté par le mensonge de 2003 n'est qu'un chaos sanglant, remuant les effluves nauséabonds de l'épuration ethnique dans le brouillard aveugle du fanatisme. Et partout, les enfants pleurent et meurent sous le regard des mères hurlantes.
Au milieu de ce bouillonnement qui évoque la lave en fusion dans le cratère juste avant l'éruption, Israël se crispe sur ses objectifs si longtemps débattus et qui paraissent rassembler un large consensus dans le pays : annexer la Cisjordanie et transformer Gaza en Banthoustan, en réserve indienne. Comme on est loin de l'indispensable foyer national juif... Il fallait punir ceux qui, à l'instar du grand moufti de Jérusalem, ont passé alliance avec Hitler. Implanter le foyer juif en Palestine était une bonne idée. Mais la dérive vers un régime ultranationaliste, rejetant toujours cyniquement la responsabilité de tout sur l'autre et agissant chaque jour avec plus de férocité que la veille, fait que les amis d'Israël, dont je fais partie, finissent par baisser les yeux quand on lance sur ce pays une accusation qui lui colle de plus en plus à la peau : colonialisme.
Et le fait que le Hamas soit un ramassis de canailles, qu'il n'y en ait pas un pour racheter l'autre n'y change rien : l'idéal s'est éteint et ne laisse place qu'au sang et qu'à l'abus de sa puissance par le plus fort, le Levant est gouverné par le seul principe léonin, la loi de la force, au lieu de l'être par la raison et par la justice. Tout cela, et le sentiment d'impunité qui s'étale chaque jour un peu plus sur tous les écrans quand on évoque les terroristes de Boko Haram ou de l'EIIL, ou les démocrates W, Blair ou Netanyahu ne peut qu'encourager toutes les folies et souffler sur la braise d'un embrasement général qui menace. L'échec du modèle anglo-américain ne trouve pour le moment aucune alternative autre que le chaos général et sanglant. Hélas. Que la raison républicaine, si longtemps défendue par la France, reprenne la place qu'elle n'aurait jamais dû perdre. Pour cela, il suffirait d'un sursaut d'envergure de nos dirigeants, un moment d'inspiration qui les sublime. Ils en sont encore loin. Espérons cependant, puisque nous n'avons que cette arme-là.
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