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16/01/2015

Une autre histoire de la laïcité

La construction de la narration traditionnelle de l'Histoire, de notre Histoire, fut faite à une époque où nous ne savions que des bribes de ce qui se passait autour de nous. Nos aïeux historiens connaissaient mal notre propre Histoire, ils tâchaient d'en dérouler le fil dans un écheveau qui leur faisait arracher les cheveux de la tête, sans comprendre que cet écheveau faisait partie du fil comme le tout fait partie de la fraction, comme l'ensemble fait partie de l'élément.

Il faut donc, pour décrire la laïcité française, le modèle français de laïcité, et sa patiente élaboration, remonter jusqu'à des temps où la France naissait. Cela se fit à la façon dont les galaxies émanèrent du brouillard initial : par décantation progressive. À cette époque, qui correspond aux temps carolingiens, la science avait déserté le nord de l'Europe. De tout le continent, elle se cantonnait principalement aux principautés arabes d'Espagne, qui véhiculaient les extraordinaires découvertes héritées de l'Antiquité.

On croit souvent que l'Occident ne connut cet héritage antique qu'à l'occasion des Croisades. Or pas du tout : dès avant l'an mil, des savants moines français, anglais, italiens, et même allemands, trouvaient le moyen de "descendre" dans l'Espagne arabe et d'y interroger les bibliothèques extraordinaires. Cela ne pouvait se faire que grâce à la révolution carolingienne, qui avait rétabli un réseau dense d'écoles dans la partie de l'Europe contrôlée par Charlemagne.

Lorsqu'ils rentraient chez eux, les savants, éblouis, rendaient compte de tout ce que l'on ne savait pas chez nous et qui était bien connu au sud. Ils tiraient la sonnette d'alarme sur l'éventualité d'un "décrochage" scientifique de la Société européenne. Mais les règles dictées par l'Église interdisaient de s'aventurer dans les explorations intellectuelles que les savants jugeaient pourtant nécessaires et qu'ils trouvaient dans les universités arabes.

Dans tout l'Occident, le premier qui trouva une formule politique acceptable et compatible avec les principes catholiques de son temps fut un Français. C'est de là, de cet instant précis, il y a mille ans, que démarre l'invention de notre laïcité. On ne peut ignorer que cette naissance réelle de la France coïncide avec celle de la France capétienne, qui est la troisième naissance de la France politique, la plus directement mère de la France contemporaine. Et celui qui émit la théorie féconde qui nous occupe fut aussi l'un des premiers et principaux théoriciens de la féodalité aux heures de son élaboration progressive.

L'homme-clef, auquel il faut bien donner un nom, est un homme d'Église. Il s'agit de Fulbert de Chartres. On ne le connaît presque pas. Pourtant, il est le père de la laïcité, le père de la démarche scientifique moderne, et l'un des pères fondateurs de la France au même titre que ses plus grands hommes d'État. Il devrait être au rang des plus grands, plus grand qu'Hugues Capet, qu'il connut et dont il fut le conseiller.

Fulbert de Chartres fonda une école, l'école de Chartres, c'est logique. Cette école se caractérisa par son amour des nombres et des théories pythaghoriciennes. Ce fait n'aurait aucune importance, si Fulbert n'était pas parvenu à imposer un principe simple qui, à lui seul, a libéré progressivement toute la pensée occidentale jusque-là bridée. Ce principe angulaire est le suivant : on peut, et on a le droit, de chercher le message divin non seulement dans les livres saints, mais aussi dans toute la Création.

Ce principe d'aspect modeste opérait la révolution que les intelligences attendaient : on n'était plus obligé d'étudier seulement dans les livres, mais on pouvait étudier toute chose, à la condition, au fond légère, d'y chercher le message divin.

L'Occident ne s'aperçut pas immédiatement de la portée de cette conquête. Le cloisonnement des écoles était encore tel que les informations circulaient lentement, et difficilement. Fulbert mourut en 1028. Moins de sept décennies plus tard, la première Croisade se déclencha, et la lourde soldatesque franque découvrit le raffinement savant de la civilisation orientale, dont ses assauts scellèrent l'évolution désormais décadente.

Près d'un siècle après la mort de Fulbert, le second maillon de la conquête intellectuelle fut Pierre Abailard. Il étudiait à Chartres à l'époque de la première Croisade. Peu d'années plus tard, il créa à Paris la première école indépendante de l'archevêché. Dans ses écrits, qui connurent un grand succès en son temps, il allait beaucoup plus loin que Fulbert, puisqu'il appliquait la méthode scientifique non plus aux choses pour y trouver Dieu, mais à Dieu lui-même.

Le choc fut immédiat : à la même époque vivait Saint Bernard de Clairvaux qui, lui, affirmait que l'on ne pouvait connaître Dieu que par la contemplation, non par la raison. Abailard perdit la dispute théologique, mais peu importait, car la graine, qu'il avait reçue d'un successeur de Fulbert, avait été plantée par lui dans ce qui devenait la ville-clef de l'Occident : Paris.

C'est donc à Paris que Saint Thomas d'Aquin, encore un bon siècle plus tard, parvint à imposer l'idée que l'on pouvait concilier foi et raison. Il donna même toute l'autorité nécessaire à cette affirmation en étant proclamé, après sa mort, l'un des Docteurs de l'Église.

Tout cela se passait en France, et bientôt à Paris, il y eut ensuite la pragmatique sanction de Bourges, le gallicanisme, et Descartes, qui promut une méthode intellectuelle nouvelle et, encore une fois, révolutionnaire. Et les jésuites assumèrent les collèges publics aux XVIIe et XVIIIe siècles, jetant sur la scène intellectuelle française et mondiale les esprits les plus libres : Corneille, Molière, Voltaire.  Tout cela est connu.

Il faut comprendre que l'importance de cette conquête progressive venait du statut de "fille aînée de l'Église" que la France avait par ailleurs depuis que Clovis avait libéré l'Europe du VIe siècle de l'hérésie oppressive connue sous le nom d'arianisme, ce qui avait établi ou rétabli l'évêque de Rome dans la position centrale de la Chrétienté occidentale. Tout cela, Rome sauvée par Clovis, Fulbert, Abailard, le thomisme, le gallicanisme, Voltaire, cette conquête lente et patiente, mais résolue, de l'esprit contre la contrainte, c'est notre Histoire millénaire et elle est si profondément inscrite dans notre culture que nous pouvons sans crainte la qualifier de consubstantielle à la France. Ce n'est pas la laïcité de n'importe qui, ce n'est pas non plus un décret de quelque pouvoir de rencontre ou d'aventure : c'est un véritable chemin historique, une exploration collective. C'est notre Histoire, celle que nous partageons.

Elle nous a conduits jusqu'à désamorcer la puissance conflictuelle du blasphème pour le rendre à ce qu'il est : un trait d'esprit, bon ou mauvais, gai ou triste, mais pas coupable selon la loi civile et civique. De ce chemin, nous avons à témoigner et nous le faisons. Je tiens à dire, d'ailleurs, au passage, puisque j'évoquais il y a peu la mémoire de Jacques Barrot, l'un des derniers ténors de la démocratie-chrétienne française, qu'en France, même la démocratie-chrétienne est historiquement laïque. C'est dire...

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Commentaires

Un joli billet Hervé, qui a appelé bien des souvenirs de billets et commentaires ailleurs, comme chez l'héré et Claudio.
Vous valorisez Abélard (pour me flatter? Parce que j'avais évoqué la scolastique?) et oubliez de citer Aristote et Rabelais...Je peux comprendre la difficulté d'etre concis quand il y aurait tant à développer, néanmoins je considère certains raccourcis comme pouvant etre source de confusion et il ne s'agit pas de ré-écrire l'histoire à sa facon, n'est-ce pas?

Écrit par : Martine | 16/01/2015

Aristote appartient à une autre séquence historique. J'ai omis Rabelais, j'ai aussi omis l'édit de Villers-Cotteret, j'ai omis la Révolution Française, la loi de 1905, le compromis historique et Aristide Briand. Ce que je voulais, c'était parler de ce dont on parle moins, qui est l'origine de la laïcité et l'intimité de cette notion avec la construction de la France. ON pourrait écrire des volumes entiers sur ce sujet, et si un éditeur le voulait, je pourrais produire cette hsitoire qui passerait par des chemins négligés ou mal connus. Manifestement, à l'usage d'une partie importante la jeunesse de France, la pédagogie de la laïcité est à reprendre presque de zéro.

Écrit par : Hervé Torchet | 16/01/2015

"Aristote appartient à une autre séquence historique" à mon humble avis pas du tout, il appartient à cette histoire là...Les sept arts ou arts libéraux^^^Vous etes historien Hervé, moi pas mais votre réponse est très loin de me satisfaire.
Ensuite rien sur la lutte entre les Plantag... et les Capétiens. Allons, allons Hervé.
Je suis ok pour que vous abordiez les toutes origines de la laicité, ne vous méprenez pas j'avais compris votre démarche, ne croyez pas^^^mais Pythagore par exemple plutot qu'Aristote...Enfin bon bref!
Bien à vous

Écrit par : Martine | 16/01/2015

Ce n'est pas de la faute si l'école de Chartres s'est concentrée sur Pythagore, pour des raisons d'ailleurs politiques

Écrit par : Hervé Torchet | 16/01/2015

Euh...Pas certaine d'avoir compris votre commentaire obscur.
N'ai aucun problème avec les histoires de compas ou d'équerre, par contre non affidée...
Ne vous inquiétez pas, suis une personne bienveillante mais aucunement naive.
Bonne soirée, Hervé

Écrit par : Martine | 16/01/2015

J'ai tapé trop vite. Lire "ce n'est pas de ma faute"

Écrit par : Hervé Torchet | 16/01/2015

@Hervé,
Vous savez très bien que Pythagore est pré-socratique et qu'à cette époque un enseignement oral. Il n'existe donc aucun écrit de cette personne aujourd'hui comme hier. Ses propos ne peuvent etre donc passés que via Platon ou Aristote, il y a comme un problème dans votre frise chronologique, d'ou mon intervention initiale. Et dans votre texte, Rabelais et Montaigne ont aussi disparu entre Abélard et Descartes, dslée mais là aussi il y a un vrai problème avec la frise.
Sinon, c'était mignon d'essayer de jouer facon Lolita :o))
Douce nuit à vous

Écrit par : Martine | 17/01/2015

Pythagore est périphérique du sujet. Le sujet est que la laïcité est consubstantielle à la France, c'est son mouvement historique.

Écrit par : Hervé Torchet | 17/01/2015

@Hervé,
Voui, on va dire ca.
Sinon, pas dupe je sais depuis le début que ce billet a fait suite à installation de lien jusqu'à présent refusé dans une certaine blog-roll.

Écrit par : Martine | 17/01/2015

N'importe quoi

Écrit par : Hervé Torchet | 17/01/2015

Nan, pas n'import ' nawak.
Tout aussi vrai, que citer Abélard sans référence à Aristote et Rabelais est hérétique. :o))

Écrit par : Martine | 19/01/2015

Les commentaires sont fermés.