16/03/2007
Qui est plus libre que La Fontaine ?
Le thème astral de La Fontaine dit tout de lui : papillon, ascendant chenille.
Il se définit lui-même comme un papillon, mais se conduit en général en chenille, ou plutôt en escargot. Il est la tortue de sa propre fable : lent, indolent, poussif, mais, au milieu d'une apparente distanciation, infiniment obstiné sur quelques (et quelques seulement) sujets.
On lui achète une charge administrative dans son canton de Château-Thierry ? Il papillonne.
On lui trouve une épouse de quatorze ans ? Il papillonne (et butine tout de même un peu).
On lui enlève son protecteur Fouquet ? Il s'obstine.
On critique sa poésie ? Il s'obstine et se réobstine.
Voilà donc La Fontaine toujours un peu à contre-temps, toujours un peu égaré. Pensionné par Fouquet, il écrit des textes et entreprend avec lenteur une grande composition sur le merveilleux parc du château de Vaux-le-Vicomte.
Fouquet écarté, il abandonne. Mais il revient avec un autre poème, l'un de ses plus beaux, d'une ampleur féérique, plusieurs années plus tard, au défi de l'autorité royale.
Or le roi ne semble pas le punir. Enfin, on n'est trop sûr de rien, avec La Fontaine, car les pistes sont souvent brouillées. Bref, il glisse peut-être entre les gouttes.
De toutes façons, il passe pour si distrait, qu'on ne fait parfois pas plus attention à lui que lui aux autres. Son fils Charles affirme par exemple qu'il lui est arrivé de croiser son père dans l'escalier sans que celui-ci s'en rendît compte. Voilà une extravagance rare.
Très vite, La Fontaine ne pense plus qu'à écrire et tout le reste de ses affaires périclite : sa charge administrative est revendue, il croque l'argent en peu de temps, et tout à l'avenant. Il finit presque en gigolo.
Mais son écriture, elle, secoue les certitudes de son temps : il peut dans une même composition mêler plusieurs genres littéraires, les alterner, les empiler, le tout avec une liberté si confondante qu'elle révolte ses contemporains, totalement déroutés, qui finissent par ne plus oser même le critiquer sur sa forme.
Quand on l'attaque, c'est donc plutôt pour l'esprit de sa plus invraisemblablement libre production : ses rêveries licencieuses, de délicieuses anecdotes emplies d'une polissonnerie savoureuse.
Il fait le gros dos, promet de s'amender... et récidive aussitôt.
Ainsi, quand il entre à l'Académie française, en 1684 je crois, il jure de se conduire désormais comme tout le monde l'espère : avec pruderie.
Mais, en pouffant, il pond sans retard d'autres chefs-d'oeuvres rigolards.
On ne stoppe pas La Fontaine. Lentement, mais sûrement, il avance, à sa façon, à son rythme, mais avec ses propres idées tenaces.
On ne le précède pas non plus : ceux qui croient aller plus vite que lui sont toujours surpris. Il s'en joue.
Son seul adversaire, son vrai ennemi, c'est l'argent, qui toujours le fuit. Il rechigne à la courbette qui fait tinter les pensions royales et n'a la bosse ni du commerce ni de l'administration. Résultat, il se retrouve après chaque effort "Gros-Jean comme devant" comme il dit (il se prénomme Jean et a eu forte tendance à l'embonpoint dans son enfance), cependant que certains de ses amis qu'il connaît bien s'enrichissent en dormant, et plus ils dorment, plus ils s'enrichissent.
Son autre boulet, c'est lui-même et son implacable lucidité. Il ne cédera jamais rien pour la faire taire : il dira ce qu'il pense, quoiqu'il en coûte.
Et il lui en coûte souvent cher d'inimitiés : "Selon que vous serez puissant ou misérable..."
Oh, ce n'était décidément pas facile d'être libre, au Grand Siècle, mais il y est constamment parvenu et son oeuvre, fables bien connues et contes encore trop peu explorés, demeure parmi les plus grands trésors de la langue française.
Vive la liberté.
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