04/05/2007
Le camp de la liberté.
1943. La France est occupée. L'Europe est couverte de croix gammées. De la mer Noire à l'Atlantique Nord, de la Norvège à l'Adriatique.
Alors, l'Occident se divise en deux camps et nous sommes, je suis, vingt ans avant ma naissance, dans le camp de la liberté.
Mon grand-père paternel a refusé de se saborder dans la rade de Toulon en novembre 1942. Il a été radié des cadres de la Marine nationale le 1er janvier 1943. Expédiant sa famille dans le Tarn, il a aussitôt été embauché comme ingénieur chez Citroën à Paris. Là, le jour, il travaille au projet de la future 2 cv ; la nuit, il sabote. Il sabote tout ce qu'on lui dit de saboter, des trains en particulier. Son pistolet de service dans la poche, un pain de plastic dans l'autre poche, une pilule de cyanure, sans doute, dans la bouche.
Mon grand-père maternel, ancien combattant de la guerre de 14-18, a été le plus haut fonctionnaire des Affaires étrangères à démissionner de Vichy en novembre 1942. Condamné à mort par contumace par les nazis quelques semaines plus tard, il se cache à Paris où il tente de reconstituer les archives de son ministère détruites dans la panique du printemps 1940. Au bout de quelques mois, il expédie sa famille dans le Tarn et Garonne puis rejoint début 1944 le gouvernement provisoire à Alger.
Le camp de la liberté.
Après la Libération, on s'aperçoit que, dans le camp de la liberté, il y avait Staline. "Pour dîner avec le diable, il faut une très longue cuiller", disait Churchill à son propos. Au camp de la liberté succède alors le Monde libre. Quarante ans.
Et maintenant ? qui est le diable ? où est la liberté ? Pourquoi les choses ne sont-elles plus aussi simples ? Ce serait tellement commode.
Victor Hugo a plusieurs fois nommé le diable : "la misère, démon...", "l'envie, alors, ce démon vigilant..." (Les Contemplations).
Il a souvent nommé la liberté. Il lui a parfois donné le synonyme de civilisation.
Quand j'étais lycéen, puis étudiant, on discutait des "libertés formelles" et des "libertés réelles", concept d'une certaine gauche. Au cours de mes études de droit, j'ai entendu parler des "libertés publiques".
Dans les années 1980, on a brandi un étendard de libéralisme, tout empreint d'une liberté dont les contours paraissaient sauvages. On réfléchissait sur les libertés économiques.
Et maintenant ? Qu'est-ce que la liberté ? Quel est le diable ?
On nous dit que le libéralisme est dans le camp de Sarko.
Oh, je sais, mon sujet rétrécit rien qu'en évoquant cette fin d'élection présidentielle. Tant pis.
Or Sarko n'a rien d'un libéral : son programme se résume en trois locutions : cruauté sociale, concentration des pouvoirs, réaction morale. Dans ces trois domaines, par ces trois idées, il se trouve aux antipodes du libéralisme et de la liberté.
La cruauté sociale, ce sont les inconvénients d'un libéralisme mal maîtrisé, sans les avantages.
La concentration des pouvoirs, c'est le bâillon sur les lèvres de la liberté.
La réaction morale, c'est une conception normative de la vie en société, où les comportements sont imposés à l'individu. Aux antipodes de la liberté.
En face, désormais, se situe le camp de la liberté. Il a beaucoup de défenseurs chez François Bayrou ; il en a aussi au Parti Socialiste, il faut le dire, même si les vieilles lunes dirigistes y contrôlent encore l'appareil. Il y en a encore, dissimulés, à l'UMP.
Pour ces raisons et pour ce que j'ai entendu du discours personnel de Ségolène Royal, et malgré ses défauts patents, (et aussi en hommage à Quitterie Delmas) je voterai pour cette femme, Mme Royal, dimanche.
15:00 | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : présidentielle, udf, bayrou, sarkozy, royal, bové, le pen | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Commentaires
Bonjour Hervé,
je suis socialiste, soutien de Ségo de la première... oui elle a des défauts...comme tous les politiques que j'ai pu rencontré.
Comme toi, je partage ton sentiment sur les vieilles lunes du PS. Soyons claire, si le PS change dans ses pratiques et tranche dans le vif sur le plan économique alors, je resterai au PS sinon et bien bonjour le Parti Démocratique... mais avant cela, après le 6 mai, il y aura une autre bataille à mener tout aussi importante pour l'avenir d'un pole progressiste
Écrit par : marc | 04/05/2007
Cher Hervé, les variations que vous nous donnez qui sont autant d'interrogations sur ce que recouvre le beau mot de Liberté, dont je n'oublie pas pour autant que son adjectif figurait, dans l'expression glaçante à l'entrée des camps de la mort ("Arbeit macht frei", le travail rend libre), réveillent également en moi tout un cortège de souvenirs familiaux directs ou indirects. Ainsi en est-il de l'oncle Eugène [en fait un grand oncle paternel du côté maternel, par où je ne suis pas Breton], lequel appartenait à cette fameuse "chevalerie" des "sublimes" pour qui la liberté était de loin le terme le plus important de la triade républicaine.
A la fin du XIXe siècle, dans les Ardennes des hauts-fourneaux, l’oncle Eugène (Napoléon de son deuxième prénom), avec sa taille de statue impériale (près de deux mètres de la tête aux pieds) et ses biceps de lutteur de foire, était venu de Belgique exercer ses talents de "puddleur" qu’il vendait au plus offrant des maîtres de forge locaux : ceux-ci en effet payaient assez cher le savoir-faire d’un métallurgiste, parce qu’en ce temps là, dans la région, la main d’œuvre qualifiée était rare et capricieuse.
Pour améliorer son ordinaire, l’oncle Eugène se procurait sur son lieu de travail le matériel et les matériaux nécessaires à de menus travaux exécutés dans cette logique de gratuité qui caractérisait la "perruque", pratique souvent dénoncée, mais généralement tolérée par les industriels, car sa dimension créative constituait un excellent exutoire aux inévitables tensions découlant d’une activité désormais "postée". En outre, lorsque l’oncle Eugène le décidait, il cessait de travailler pour se donner le temps nécessaire à l’épanouissement de sa vie sociale et mondaine, car le seul dimanche n’y pouvait suffire : naturellement, cette attitude n’était pas du goût des employeurs de l’oncle Eugène, qui le lui faisaient savoir à l’occasion. Alors, quand les exigences patronales se faisaient trop pressantes, l’oncle Eugène finissait par se convoquer lui même chez son patron et crac ! il se licenciait sur le champ, sans craindre pour son "employabilité".
Son attitude faisait également l’objet de critiques familiales, en particulier de la part de sa sœur, la mère de ses neveux et nièces, qui lui reprochait de ne pas avoir de véritable situation, de préférer boire et manger ce qu’il gagnait plutôt que de consacrer ses revenus à former et à élever une famille, et surtout d’entraîner sur cette pente dangereuse son beau-frère, Henry. Ce dernier ne demandait pourtant pas mieux, car l’homme est naturellement fait pour les plaisirs de la table, agrémentés de discussions entre amis (que l’on regarde du côté des conciles de l’époque médiévale où, pour prolonger à l’infini le bonheur d’être ensemble, les pères avaient choisi de débattre de questions aussi essentielles que le sexe des anges…) ; mais, chargé de responsabilités et surtout craignant de rompre la paix du ménage, Henry préférait pour sa part encourir cette réputation de faiblesse plutôt que d’assumer sa liberté individuelle.
L’oncle Eugène appartenait donc à cette "chevalerie" des "sublimes", dont le nom avait été choisi en référence aux talents professionnels de ses membres et qui fut par la suite tant décriée, à la fois par le patronat et par les organisations ouvrières ; leur haut niveau de qualification, de compétence et d’expérience, ainsi que leur indifférence à l’égard des systèmes de protection sociale, donnaient en effet aux "sublimes", malgré le contrôle exercé sur eux au travers du "livret ouvrier", la possibilité de choisir en toute liberté, quand, comment et pour qui ils acceptaient de travailler, ce qui fatalement avait fini par leur attirer les foudres de l’employeur en même temps que celles de l’ouvrier, parfois incarnés dans la même personne : Denis Poulot, ancien contremaître devenu patron, en a dressé un portrait au vitriol dans un livre intitulé "Question sociale, Le Sublime ou le travailleur comme il est en 1870, et ce qu'il peut être" (trois éditions entre 1870 et 1887). Les économistes libéraux, comme Leroy-Beaulieu, se sont élevés à l’époque contre les "sublimes", dont les comportements jugés irrationnels venaient gripper la mécanique des premiers modèles économétriques. L’État lui-même, l’État-patron bien sûr, mais surtout l’État garant de l’ordre, honnissait les "sublimes" : les liberticides avaient reconnu en ceux-ci des adversaires résolus, dont la conviction était d’autant plus forte qu’ils se sont toujours montrés fort peu sensibles aux sirènes du pouvoir.
Les spécialistes, historiens et sociologues, ont expliqué pourquoi les "sublimes" avaient disparu assez vite, principalement sous les coups portés par une autre partie de l’"aristocratie ouvrière", qui croyait quant à elle que sa place était à la tête des organisations dont les salariés s’étaient dotés pour défendre leurs intérêts collectifs ; mais il s’agissait là au mieux d’un leurre, au pire d’une mascarade, comme on l’a vu avec la désagrégation des syndicats depuis que les sociétés développées sont entrées dans l’ère post-industrielle.
Michel de Saint Pierre, après avoir peint sous des dehors touchants les descendants de l'ancienne noblesse française, avait diagnostiqué l’émergence de "nouveaux aristocrates", mieux adaptés au monde moderne. De même, les "nouveaux sublimes" voient aujourd’hui leurs rangs se gonfler de tous ceux que lassent l’indigence et l’hypocrisie de la pensée économique unique : celle-ci ne voit pas de développement possible ailleurs que dans la reconduction à l’infini du modèle binaire production/consommation de biens et de services, tout en faisant semblant de s’affliger de certains des effets pervers de ce modèle (surchauffe ici, récession là, pollution un peu partout) ; surtout, elle n’intègre pas les dimensions absolument essentielles du cadre des activités humaines, à savoir le libre choix de la libre organisation du temps individuel.
Cette résurgence récente de la chevalerie des "sublimes" n’a pas échappé à ceux qui, en France, souhaiteraient tirer profit de la souplesse et de l’adaptabilité de ses membres, tout en limitant au maximum le risque de dérive libertaire : aussi bien, ces sycophantes affirment bien haut leur volonté de reconnaître l’autonomie revendiquée par les "nouveaux sublimes", autonomie qu’ils disent vouloir faire partager par le plus grand nombre d’actifs au travers de la nécessaire mutualisation des risques inhérents à une telle approche de l’activité professionnelle ; mais c’est pour mieux rappeler à ces salariés d’un nouveau type leur devoir de loyauté à l’égard de l’entreprise. En fait, rien de véritablement nouveau par rapport à la pensée économique unique : une grosse louche de libéralisme, une pincée de socialisme, sous l’égide d’un Etat prêt à toutes les concessions pour autant qu’on laisse ses grands commis agir sans véritable contrôle démocratique. Les projets de "passeport formation", de "dossier social unique", qui sont apparus depuis les dernières années constituent autant de succédanés à l'ancien "livret ouvrier" : le libéralisme oui, mais à sens unique, l'employabilité oui, mais au seul profit de l'entreprise !
En 1914, l’oncle Eugène, quarantenaire, s’était engagé librement dans l’armée française pour combattre le kaiser : artilleur, il fut fait prisonnier dès les premiers de la guerre et déporté dans un camp en Silésie. De retour chez lui, devenu Français en reconnaissance de son engagement militaire, il fut élu aux municipales de novembre 1919 sans avoir fait acte de candidature, mais invalidé, à la requête conjointe des socialistes et des conservateurs. Après sa longue expérience de soldat et sa courte carrière politique, l’oncle Eugène en revint donc à son premier état, celui de philosophe. La bonne chère, le vin, les copains, les femmes, le cirque, les concerts donnés par la clique municipale comptaient au nombre de ses principaux sujets d’intérêt ; il nourrissait également une véritable passion pour l’étude des fables de La Fontaine, dont il était capable de réciter le corpus tout entier. Ainsi, il aimait à rappeler la morale de celle qui met en scène Guillot le sycophante, "le loup devenu berger" :
Quiconque est loup agisse en loup,
C'est le plus certain de beaucoup.
Écrit par : André-Yves Bourgès | 04/05/2007
@ André-Yves
Voilà un sympathique et éclairant témoignage.
Au sujet de l'horrible antiphrase nazie "le travail rend libre", une citation de Victor Hugo comme antidote :
"... au nom du vrai travail, sain, fécond, généreux,
Qui fait le peuple libre et qui rend l'homme heureux".
Écrit par : Hervé Torchet | 04/05/2007
Entrée au PS en mai dernier pour Ségolène Royal parce que je voulais qu'elle donne un bon coup de pied dans la fourmilière, j'aime votre texte. Je doute par contre qu'il reste des mais des libertés à l'UMP ils y seraient trop mal. A nous tous, démocrates, désireux de changer nos institutions pour une vie politique renouvelée peut-être pourrons-nous éviter le pire, l'élection d'un émule de Napoléon III ou de Berlusconi....J'avais décidé dès le début de voter Bayrou si Ségolène ne passait pas, j'avais raison on a vu où était la démocratie et aussi où elle n'était pas...
Écrit par : Madeleine | 04/05/2007
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