28/08/2009
"Un prophète" devient caïd en son pays.
La vraie politique ne s'apprend pas à Sciences-Po. Le pouvoir est affaire d'instinct. Ce qu'on apprend à Sciences-Po, ce sont les mots et les phrases réclamées par le milieu. Comme disait Balzac, la société se paie avec ce qu'elle donne : des apparences.
Ce qui rend intéressant le nouveau film de Jacques Audiard, sorti mercredi, "Un prophète", c'est justement qu'il donne une leçon de pouvoir, en même temps qu'il montre comme les circonstances sont souvent plus décisives que les calculs, même si les calculs doivent relayer les commandements de l'instinct. Celui qui prend le pouvoir est en définitive toujours celui qui, au moment le plus déraisonnable, empoigne ses flingues et se jette dans la mêlée, et en ressort victorieux. C'est Napoléon à Arcole.
Les règles de conquête du pouvoir sont universelles, quelle que soit la forme du régime, l'époque, la couleur, la religion, le pays : d'abord, on s'appuie sur plus puissant que soi, de préférence un premier couteau. Puis, au moment où on le voit en situation plus faible, on l'élimine et on le remplace.
La prison dans laquelle l'histoire du film se déroule est une société en miniature, avec son administration, son autorité apparente et son pouvoir occulte. Les mafieux corses en ont le contrôle parce que leur organisation s'étend au-delà des murs et que, de là, elle leur permet de tirer les ficelles de ce milieu sans droit, sans foi ni loi, qu'est la prison, via les matons, qui comme toute police, sont d'abord les instruments du pouvoir le plus friqué.
Les cultures sont à vif : dans cette prison française, les détenus se parlent en langue corse ou en arabe. Niels Arestrup, qui joue ici le parrain corse toutes mâchoires dehors, m'a fait penser à ce que Claude Goasguen racontait des grands jours de Jacques Dominati, alors premier adjoint corse au maire corse de Paris (Tiberi) : quand Dominati était en colère (souvent) il s'emportait et menaçait ses interlocuteurs en langue corse de les "pendre par les couilles à la grille de l'Hôtel de Ville". Les yeux furieux, les dents hérissées, la violence à fleur de visage, une forte puissance, Arestrup incarne un parrain très loin du folklorisme cher à feu Audiard père, on n'est pas dans les Tontons flingueurs, et même pas dans le cinéma noir des années 1950, loin de "Touchez pas au grisby". On est plus près de Scorsese, avec moins de jouissance dans la brutalité.
Et d'ailleurs, la mosquée que l'on traverse furtivement ressemble trait pour trait aux églises qui servent de points d'appui contraints aux mafieux italo-américains, et les affrontements des Irlandais, des Italiens, des Porto-Ricains et des autres mafieux d'Amérique sont présentés là-bas comme le fait Audiard de la confrontation dans la prison.
Hélas, le réflexe culturel est en définitive toujours gagnant.
Communautarisme et réseau
La gamin qui débarque dans cette prison centrale a 19 ans, ne connaît personne, n'a pas de famille, pas d'amis, ne sait pas lire, parle le français et l'arabe, mais sans le savoir. Il ne se sait aucune culture et, de ce fait, n'a pas de réseau naturel, ce qui le fait récupérer par les Corses. On va voir défiler un jour devant l'appel des matons Santucci, Graziani, Neri et ... Bendjenaa, effet comique garanti. Bendjenaa n'est pas avec les autres Arabes, il est avec les Corses, et quand le parrain corse lui demande d'aller parmi les Arabes, il répond qu'ils le croient corse.
Qu'est-ce qui fait qu'en définitive, le lien culturel l'emporte ? Pourquoi un Arabe (si l'on peut continuer à parler comme ça) est-il plus déplacé parmi des Corses que parmi d'autres Arabes ? Pourquoi cette force d'évidence qu'il y a des choses qu'on fait à un gadjo et non à un gitan quand on est gitan ? Pourquoi, à l'inverse, si un Corse veut tuer un autre Corse, demandera-t-il plus volontiers à un Arabe qu'à un Corse de faire le travail qui sort du cadre et de la ligne jaune ? Voilà un des mystères que l'universalisme des Lumières n'a pu vaincre encore.
C'est que l'être humain a besoin de réseaux et que le clan et ses avatars sont la formule la plus confortable et la plus naturelle du réseau.
Les Bretons qui débarquaient fauchés de leur cambrousse, en 1900, descendaient des wagons de bois de la 3e classe à la gare Montparnasse. Égarés, héberlués, parlant parfois un français limité à une poignée de mots, ils sortaient de la gare et cherchaient quelque chose de familier à quoi se raccrocher. Le besoin créant le marché, et le marché le bistro, il y avait en ce temps-là une foule d'estaminets plus ou moins borgnes qui fleurissaient le long des rues de leurs hermines, tout autour de la gare. De préférence, le patron indiquait son coin d'origine en vitrine : Guingamp ou Carhaix, la langue bretonne varie fort d'un canton à un autre. Allez voir : il reste une escouade de crêperies à Montparnasse.
Car si l'on ne connaît personne à Paris, on connaît au moins un Breton, quand on est breton, qui ne vous refusera pas un conseil, un lit de paille et une adresse ou embaucher. C'est comme ça.
Le réseau est ce qui fait que des gens qui ne se connaissent pas se sentent en familiarité. Il y a des réseaux ethniques, donc, mais aussi politiques, religieux, économiques, ou par affinités de collectionneur, d'anciens élèves de lycées, de franc-maçonnerie, de rotary, de grands clubs sportifs (Racing ou Stade Français, pour l'ouest parisien bourgeois), de clubs tout court ou de cercles (le Polo, l'Interallié, le Jockey), il y a des réseaux pour tout, sur tout, tout le temps, partout, à tout propos et hors de propos. Il y en a même qui prétendent que les réseaux vont remplacer les autres formes d'organisation sociale...
Mais le réseau n'est pas toujours la panacée.
Le réseau et la pyramide
La communauté, réseau naturel, dès lors qu'elle prodigue ses bienfaits à ses protégés, en fait ses obligés. Ceux qui dirigent la communauté réclament alors l'allégeance. En apparence, c'est tout le réseau qui fait pression sur l'individu. En fait, c'est le chef qui actionne le réseau. La communauté devient une structure féodale basée sur la mise en danger de l'individu qui le contraint à se trouver une protection. Cette structure féodale se nomme la pyramide et, par certains côtés, les brigands corses ressemblent à ce qu'ont dû être les guerriers rançonneurs juchés sur leurs tours de bois aux heures les plus sombres du Moyen Âge. Tout cela apparaît nettement dans le regard porté par Audiard sur son sujet.
La question est donc : si le réseau dérive en pyramide, comment peut-il être supposé libérer l'individu ? Question pas mince pour moi, étant donné l'appétit de notre chère Quitterie pour les logiques de réseau.
Question d'actualité aussi, puisque Daniel Cohn-Bendit propose de réorganiser l'opposition selon une formule innovante, sans tête ni hiérarchie, fondée sur une logique de réseau, horizontale et arborescente.
Pour ce qui est de ce dernier sujet, il faut dire tout de même que celui qui propose une formule est aussi celui qui veut être la clef de voûte de cette formule, c'est comme ça, il crie "Ralliez-vous à mon panache blanc", c'est la contradiction interne, irréductible, de la proposition de DCB. L'entité nébuleuse qui se nomme Europe Écologie est d'ailleurs un hybride où se côtoient de pures ambitions politiciennes et l'appétit civique pour les responsabilités publiques. On y retrouve le talent longtemps réservé à la gauche d'entrer en symbiose avec le monde associatif (et que la gauche maîtrise mieux à l'échelle locale), qui donne à l'élan récent d'EE la force de régénérescence que beaucoup d'électeurs de Bayrou de 2007 pensaient qu'il pourrait être pour la gauche. Un ancrage dans les milieux de la réalité active, les organisations de terrain, est évidemment crucial. Mais on verra bientôt les interrogations sur les éventuels conflits d'intérêts des ONG financées sur fonds publics, qui entrent dans les sphères dirigeantes des collectivités qui les subventionnent. L'endogamie est-elle toujours saine ?
Et puis, réseau de l'opposition, naturel à ceux qui se sentent en conflit avec le pouvoir français actuel sans vouloir s'encarter dans un fan-club, c'est bien, mais il ne faudrait pas que la bergerie se transforme en garde-manger pour les loups qui sommeillent dans quelques agneaux...
Car s'il y a opposition, c'est qu'il y a pouvoir, et volonté de remplacer les dirigeants du pays par d'autres. Et lesquels ? Et comment les loups ne dévoreraient-ils pas les agneaux ? Comment la logique pyramidale ne triompherait-elle pas nécessairement dans le réseau, par le fait que l'armée doit s'adapter à son adversaire ?
Ce sont les enjeux de l'époque et ce n'est pas un hasard si le film d'Audiard paraît si fort, si impérieux : c'est qu'il parle de notre temps, et que la nouvelle génération, dont il montre la prise de pouvoir sur la société carcérale, c'est aussi celle qui pousse tout autour de nous pour imposer sa façon d'être, qui réclame une vie sans sujétions, sans logiques hiérarchiques. On peut lui trouver des accents rousseauistes, être parfois effrayé par son appétit d'utopie, mais, comme le film le montre, les logiques naturelles sont toujours celles qui triomphent. N'est-ce pas, Quitterie ?
02:11 | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : culture, cinéma, politique, audiard, arestrup, prison | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Commentaires
Très bon blog, je viens tout juste de découvrir votre site et l'ai entièrement dévoré. J'ai quand même besoin d'un peu de temps pour réfléchir à tout ça.
Écrit par : cotes | 07/04/2010
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