Depuis que Sarkozy est devenu président, on est fliqué partout. On pourrait s'attendre à ce qu'au salon du Livre de Paris, événement plutôt anodin du point de vue politique et gangstérien, on trouve un havre de liberté. Hélas, avec l'invitation d'honneur de l'État d'Israël, le salon est devenu un bunker, avec contrôles renforcés et longues files d'attente à l'entrée.
Pourtant, aux dires d'un blogueur amusé dont je parlerai dans un instant, le salon est resté hier après-midi ouvert à tous les vents et sans le moindre contrôle... pendant plusieurs heures... N'ilmporte quoi, donc, comme d'habitude.
Cependant, j'y viens toujours avec la gourmandise d'un gamin qu'on lâche dans une confiserie, les yeux écarquillés devant tous ces trésors qu'on nomme livres.
Cette année, outre une réorganisation spatiale et un relookage que je trouve heureux l'une comme l'autre, l'événement est l'irruption du numérique : une web TV disponible sur le site du salon et un cycle de conférences sur les différents aspects de l'évolution de l'édition vers le numérique.
J'ai assisté aujourd'hui à deux débats.
Le premier, en fin de matinée, rassemblait quatre blogueurs autour d'une jeune femme d'Arte. J'ignore l'identité de l'un des blogueurs. Le second est le spécialiste français du livre numérique, il porte un nom italien et, après avoir longtemps tenu un blog sur le roman japonais, se cantonne désormais à un blog lié à son activité professionnelle (lassé d'un blog lui coûtait un temps considérable sans lui rapporter rien). La troisième est une sorte de Quitterie Delmas de droite de la blogosphère littéraire, prénommée Florence, très mondaine, qui s'enorgueillit de 4000 visiteurs par jour sur son blog personnel, qu'elle cumule avec un blog professsionnel qui est destiné à un travail d'amélioration de logiciels avec les blogueurs utilisateurs. Le quatrième prénommé Gilles (je pense que son patronyme est Cohen-Solal) est le blogueur des éditions Héloïse d'Ormesson. Il a 300 lecteurs par jour, beaucoup moins donc, et qui laissent très peu de commentaires, ce qui ne dépayse personne.
Il défend la culture Internet tout en avouant n'y comprendre rien, ne pas savoir inclure un lien dans un texte, bref, ne pas être du sérail, mais il veut croire dans l'esprit. Il note cependant que Guy Birenbaum, qui a publié le livre du blogueur vedette Ron l'Infirmier, n'a vendu que 2000 exemplaires du livre, ce qui est un tout petit chiffre dans l'édition, alors qu'il était une grande vedette de la blogosphère. Lui-même avoue cependant dire exactement ce qu'il pense sans se retenir sur le blog et espère qu'ainsi une forme de critique libre peut progresser et faire progresser un marché de l'édition dévoré par la cavalerie budgétaire et la corruption. Hélas, la Quitterie de droite lance que, selon elle, la blogosphère littéraire est très corrompue aussi. C'est donc sans espoir, se lamente le blogueur.
Avant ce premier débat, j'avais assisté en direct et d'une façon apparemment transparente, aux trois derniers tours de scrutin du prix Essai France Télévisions, décerné à "Une enfance algérienne" (piquant, une année où, en raison de l'invitation de l'État d'Israël, la plupart des écrivains et éditeurs venus du monde musulman sont absents, ce que je regrette, autant d'ailleurs que le tri sélectif d'auteurs israéliens par les autorités de ce pays dénoncé par Haaretz, j'ajoute que j'ai beaucoup d'estime pour Shimon Peres, militant infatigable de la paix équitable).
Le deuxième débat, l'après-midi, était beaucoup moins directement littéraire, mais posait d'une façon beaucoup plus crue la question des évolutions technologiques et de l'avenir de l'économie de l'édition.
Trois intervenants seulement autour de la même jeune femme : Serge Delloye, représentant Hachette et le Guide du Routard (je crois que c'est un parent de la fille d'Ingrid Betancourt), un inconnu qui a proclamé ne pas exister et n'avoir pas d'autre interlocuteur que des médias spéciaux (il a présenté un logiciel étonnant qui permet de sonoriser un texte mot à mot), et un autre inconnu chargé de vanter les nouveautés technologiques (pas toutes inintéressantes d'ailleurs) de la méthode Assimil.
Le point de rencontre des trois était le tourisme. Une représentante des guides Gallimard s'était d'ailleurs placée dans le public pour pouvoir débiter son contre-couplet en temps opportun.
Delloye défend le guide papier, estimant que dans de nombreuses circonstances, il sera soit plus complet soit plus facile à transporter et à utiliser qu'un modèle numérique. Je lui ai concédé que je crois comme lui que le livre papier, d'une manière générale, va conserver une place.
Mais j'ai été désagréablement surpris de constater que la conférence s'est transformée en plaidoyer contre le modèle gratuit, en mise en cause du téléchargement au nom de logiques économiques. Et je dois dire qu'en fin de compte, c'est sans doute le point faible de l'entr'ouverture du salon au numérique : prendre le modèle gratuit comme un adversaire frontal. Comme un symbole, le stand de Médiapart est accolé à l'espace où ont lieu les conférences sur le numérique.
Je ne veux aucun mal à Médiapart (soutenu par Quitterie Delmas), mais cliver en pro- et contre le modèle gratuit ne rend service à personne.
J'ai tenté de défendre l'articulation des deux modèles, mais on ne m'a pas donné la parole. Je le fais donc ici :
Dans "Notre-Dame de Paris" de Victor Hugo, il y a un long passage intitulé "Ceci tuera cela". Il s'agit de dire que le livre tuera la fonction pédagogique du monument religieux. De dait, c'est arrivé, mais le monument a perduré, puisque cette fonction n'était qu'un accessoire de sa vocation.
De la même façon, on disait que la télévision tuerait le cinéma. Ce n'est pas arrivé. Un certain type de films a disparu, le cinéma a perdu des parts de marché, mais il existe fort.
Et ainsi de suite.
C'est pourquoi je ne crois pas que le modèle gratuit détruira le modèle payant, même la fraude ne détruira rien. En vérité, tout continuera d'exister, de se superposer, de se juxtaposer, chaque chose trouvant sa fonction. C'est bien là que je crois que Delloye a raison de défendre la pérennité de ses guides papier bien que l'on dise que, désormais, 60% des gens se renseignent sur Internet pour leurs activités touristiques.
Et donc il est ridicule que le modèle payant cherche à écraser le modèle gratuit comme je l'ai entendu vouloir cet après-midi.
Et voilà, je suis reparti pour pouvoir écouter Quitterie Delmas à la radio.