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28/04/2007

Mon 10 mai 1981.

Il faut parler de mon père.

Il admirait Mendès depuis sa jeunesse au début des années 1950. Il adressait à PMF chacune des tribunes qu'il faisait paraître d'abord dans "Combat" puis dans "Le Monde". Mendès accusait toujours réception de ces envois et les commentait quelquefois.

Logiquement, mon père, membre du Parti Socialiste depuis le congrès d'Épinay en 1971, se retrouvait dans le courant rocardien, qui se rapprochait de son mendésisme.

Le 10 mai 1981, j'avais seize ans depuis quelques mois. Mes parents étant divorcés, j'avais gardé l'habitude de voir mon père le dimanche, quoique ce ne fût plus une obligation légale depuis justement mes seize ans.

Ce jour-là, il était aux anges. Il exultait. Il m'emmena dès mon arrivée et, courant presque, bondit dans sa R20 gris métallisé où je le suivis.

Il votait dans le quatorzième arrondissement de Paris, dont il venait de déménager. À tombeau ouvert, il y courut. Il se gara comme toujours mal, à moitié sur le trottoir, et se rua sur son bureau de vote.

Il était midi, l'endroit était vide ou presque. Mon père salua son président de bureau de vote, qu'il connaissait, et s'engagea dans l'isoloir, toujours aussi joyeux. Il en ressortit aussitôt et se présenta devant l'urne. On le fit voter.

- A voté !

Et c'est alors que sa joie redoubla.

- Viens, me dit-il.

Il me conduisit vers un autre bureau de vote, toujours dans le quatorzième. Là, il sortit d'autres papiers de sa poche : ceux de son frère, Jean Torchet, mort en 1956. Ce Jean Torchet était sorti en petit rang de l'ÉNA, dans la même promotion qu'Édouard Balladur, Jacques Calvet (longtemps président de Peugeot), Jérôme Monod (le dernier homme de réseau du chiraquisme) et quelques autres. Bref, depuis 1956 et la mort (à vingt-six ans) de ce frère fauché par un cancer du fumeur (tabagie passive), mon père n'avait jamais manqué une occasion de voter à sa place.

Au fond, c'était très malsain.

Mais là, je le vis présenter, pouffant et jubilant comme un gosse, la carte d'élève de Sciences-Po de son frère, à qui il ressemblait suffisamment pour la vraisemblance. Le président le connaissait pour l'un de ses électeurs habituels. Il ne fit aucune difficulté.

Et je vis mon père entrer pour la seconde fois dans l'isoloir.

Et pour la seconde fois, il vota Mitterrand.

Je ne l'ai jamais vu plus heureux que ce jour-là.

Mais bien entendu, dès l'élection acquise, comme tant de rocardiens, il passa à la trappe.

Cette phase-là, je l'ai sue mais il ne me l'a jamais racontée : je ne l'ai revu que deux fois après le 10 mai 1981.

Les voici.

Au début de l'automne de cette même année, toujours âgé de seize ans, élève du lycée Janson, une boîte prestigieuse d'un quartier bourgeois de l'ouest parisien, j'avais décidé qu'il devenait impossible de rester neutre. Je m'étais engagé.

Intéressé par la modération et par le talent verbal de Lecanuet, j'avais adhéré au centre, une étiquette que jamais aucun membre de ma famille n'avait portée avant moi (j'avais pourtant le choix, car du radicalisme au nationalisme en passant par le socialisme, l'éclectisme régnait dans mon entourage familial). J'ai donc complété le panel en entrant en centrisme, secte bizarre et peu nombreuse dont il faudra bien que je dise quelques souvenirs cocasses à un moment ou un autre.

Quoiqu'il en soit, j'adhérai début octobre 1981 et à la fin de ce même mois, mon grand-père paternel mourut, certain d'avoir été assassiné par les sbires de Jacques Médecin : officier de marine retraité, grand résistant, il s'était présenté sous une étiquette "poujadiste" aux législatives de 1981 dans les Alpes Maritimes et y avait obtenu un peu plus de cinq pour cent. Un cyclomotoriste l'avait ensuite renversé, lui causant des blessures mortelles et mon grand-père, il est vrai parano de nature, avait conclu à l'assassinat dans une lettre qu'il m'avait adressée. Il mourut donc fin octobre.

Ce fut alors l'avant-dernière fois que je vis mon père, aux obsèques de son propre père.

Moins de deux mois plus tard, entre Noël et le Nouvel An de cette année 1981, il m'appela et me proposa de passer la soirée avec lui, ce que je n'avais jamais fait.

J'acceptai.

Il me donna le choix de son cadeau de Noël : m'offrir "une pute" ou une place au spectacle de Montand à l'Olympia.

Je choisis Montand à son grand désarroi : sûr de ma réponse, il n'avait pas acheté un billet pour le concert.

Nous nous rendîmes donc au plus célèbre music-hall de Paris. La salle était archi-comble. Il fallut parlementer un long moment avec la guichetière pour obtenir de pénétrer dans cet endroit devenu déjà mythique.

Montand était étonnant. Je ne connaissais de la chanson sur scène qu'Anne Sylvestre, amie de ma mère, dont je fréquentais ponctuellement les concerts, et le music-hall, le spectacle insensé fourni par Montand, tout cela fut pour moi un très grand choc artistique. Nous étions assis sur les marches : les sièges regorgeaient de gens assis les uns sur les autres, les strapontins fléchissaient sous la masse, il ne restait que les gradins, au mépris de toutes les lois de sécurité.

Nous n'avions pas peur. J'étais subjugué.

À l'entr'acte, une banderole fut déroulée sur tout le long de la scène. Elle portait un seul mot, inscrit en rouge sang sur fond blanc : Solidarnosc (avec des accents sur le s et le c), le nom du syndicat Solidarité en polonais. On était quinze jours après le 13 décembre 1981.

Voilà ce qu'était la gauche à cette époque-là.

Puis mon père, en sortant de l'Olympia, comme on était dans le bon quartier, réitéra sa proposition de m'offrir "une pute". J'avais dix-sept ans.

Je refusai de nouveau, un peu déstabilisé.

Il haussa les épaules et me sourit, puis il poursuivit sa route.

Je ne l'ai jamais revu : il est mort deux mois plus tard, âgé de quarante-huit ans. 

Commentaires

Vous avez raison de vous rappeler ce souvenir, car il ne se reproduira pas.
La vraie gauche n'est en effet qu'un souvenir historique que l'actuelle salit chaque jour.

Écrit par : Martin | 29/04/2007

@ Martin

Je vois que le blog de Quitterie Delmas ne vous suffit pas. Je vois aussi que vous n'avez pas compris que pour moi, la défaite de Sarko ne doit en aucune manière signifier un 10 mai 1981.

Écrit par : Hervé Torchet | 29/04/2007

Cher Hervé,c'est une partie de vous-même très intime et dont on sent pourtant que vous tenez à vous en débarasser,que vous nous livrez là!Vous me gênez presque!tant je sens que ce père,qui veut vous livrer en pâture aux putes(comme vous dites)qui ne sont bien souvent que des prostituées de misère,vous révulse!Dites vous bien que le diktat bourgeois de ces années-là,mais vous le savez!,a aussi exposé votre père au même viol de la conscience,au même âge par un grand-père que vous avez peut-être révéré!!La bourgeoisie,dans tous ses états(de la petite à la grande) est une classe à laquelle on ne peut échapper que par l'insurrection!Amicalement.

Écrit par : alain gautier | 29/04/2007

@ alain g

Vous m'avez mal lu. Mon père faisait ce qu'il estimait être son devoir. Pour les gens de sa génération, il pouvait sembler normal de faire déniaiser un gamin de 16 ou 17 ans. J'étais choqué mais mon appréciation était erronée. Il avait raison.

Ce n'est pas un texte contre qui que ce soit, juste un témoignage aussi honnête que possible sur ces petits événements de la vie à l'occasion du grand traumatisme qu'a été mai 81, à la fois libération du joug des réseaux oppressifs d'une certaine droite et plongée de la France vers ce qui, en fin de compte, s'avère avoir été une perte de substance et un appauvrissement.

Écrit par : Hervé Torchet | 29/04/2007

Bonjour,

j'ai essayé de vous envoyer un message sur le blog de Quitterie Delmas.
Mais rien à faire, il ne passe pas, bien que le blog en question n'ait pas l'air d'être "modéré" à priori.
Je le poste donc (en copier-coller) sur le votre, en espérant que vous pourrez le lire.

Cordialement.
Claude.

@ Hervé Torchet

Contrairement à vous, le sieur Pécuchet est un professionnel de la politique (dans le sens de "qui touche à la galette")... qui profite de son anonymat pour chercher à vous déstabiliser (technique de blogueur sarkoziste).
Manifestement les UDF d'Alsace sont au Parti Démocrate français ce que les Démocrates du Sud des Etats-Unis sont au Parti Démocrate américain.
Pas exactement le ferment progressiste.
La question principale, me semble-t-il, pour le Parti Démocrate qui cherche à naître est celle de son indépendance.
Que ce soit vis à vis de l'UMP ou du PS.
Mais surtout, vis à vis de l'UMP... l'UDF n'ayant jamais été inféodé au PS, mais bien à l'UMP.
C'est la raison pour laquelle, je pense, comme vous apparemment, que le meilleur moyen pour le Parti Démocrate d'acquérir véritablement son indépendance est de voter pour Ségolène Royal au 2nd tour, en marquant ainsi, de manière claire et forte que c'en est fini de la politique à la De Robien.
Pour un observateur extérieur, De Robien est vraiment manifestement un membre de l'UMP.
Pour que la démarche d'émancipation initiée par François Bayrou ait une chance d'être menée à bien, il faut voter Ségolène Royal au 2nd tour.
Voter pour Nicolas Sarkozy, c'est voter pour Gilles De Robien contre François Bayrou.
De Robien n'attend que ça pour "flinguer" Bayrou.

C'est mon analyse de la situation, c'est aux électeurs de faire leur choix.

Claude Robert MADRID.

Écrit par : Claude Robert MADRID | 29/04/2007

@ Hervé Torchet

Contrairement à vous, le sieur Pécuchet est un professionnel de la politique (dans le sens de "qui touche à la galette")... qui profite de son anonymat pour chercher à vous déstabiliser (technique de blogueur sarkoziste).
Manifestement les UDF d'Alsace sont au Parti Démocrate français ce que les Démocrates du Sud des Etats-Unis sont au Parti Démocrate américain.
Pas exactement le ferment progressiste.
La question principale, me semble-t-il, pour le Parti Démocrate qui cherche à naître est celle de son indépendance.
Que ce soit vis à vis de l'UMP ou du PS.
Mais surtout, vis à vis de l'UMP... l'UDF n'ayant jamais été inféodé au PS, mais bien à l'UMP.
C'est la raison pour laquelle, je pense, comme vous apparemment, que le meilleur moyen pour le Parti Démocrate d'acquérir véritablement son indépendance est de voter pour Ségolène Royal au 2nd tour, en marquant ainsi, de manière claire et forte que c'en est fini de la politique à la De Robien.
Pour un observateur extérieur, De Robien est vraiment manifestement un membre de l'UMP.
Pour que la démarche d'émancipation initiée par François Bayrou ait une chance d'être menée à bien, il faut voter Ségolène Royal au 2nd tour.
Voter pour Nicolas Sarkozy, c'est voter pour Gilles De Robien contre François Bayrou.
De Robien n'attend que ça pour "flinguer" Bayrou.

C'est mon analyse de la situation, c'est aux électeurs de faire leur choix.

Claude Robert MADRID.

Écrit par : Claude Robert MADRID | 29/04/2007

10 mai 81, je m'en souviens bien.
Je votais à la campagne. La plupart de mes copains ont été très déçus après les résultats mais nous étions 2 à être très heureux.
Nous sommes montés en auto à Paris fissa. Nous l'avons jetée je ne sais où. Nous avons traversé Paris en chantant et criant à pied de bonheur et fini la nuit en dansant place de la Bastille.
Je n'ai pas regretté un instant mon vote ne serait-ce que pour l'abolition de la peine de mort malgré l'assassinat de Rocard, mon socialiste favori.
Et je ne suis pas prête de voter pour la girouette intrigante puritaine intolérante et sans envergure qui représente aujourd'hui le ps.

Écrit par : marie-hélène | 29/04/2007

Très touchée par ce billet...A quelles solidarités familiales invisibles obéissons-nous dans nos choix politiques... C'est la grande question car je ne crois pas, pour ma part, aux choix rationnels... Nous faisons tous des choix affectifs, plus ou moins conditionnés par notre tempérament et que nous essayons plus ou moins de justifier...
Mon père était Front populaire en 1936 (il était étudiant) et mystérieusement pour nous il est devenu pétainiste à la Libération ! Toute mon enfance je l'ai vu lire Rivarol et Minute.... Je n'ai jamais pu savoir les raisons de ce changement....
Moi aussi j'ai été une inconditionnelle de Michel Rocard mais je voterai Ségolène car mon aversion pour Sarkozy est plus forte que ma méfiance vis-à-vis d'elle...

Écrit par : Rosa | 01/05/2007

Les commentaires sont fermés.