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20/04/2008

Connaître Haïti, suite.

La citadelle du roi Christophe est un monument étonnant, classé patrimoine mondial de l'UNESCO. Il faut imaginer une forteresse anguleuse, lisse comme un tombeau, énorme, avec une proue comme un vaisseau, posée sur un pic en altitude. Des blocs de pierre énorme ont été acheminés jusque-là à dos d'hommes. C'est une sorte de pyramide du XIXe siècle, qui a coûté la vie à plus d'un ouvrier. Césaire en a donné une description ample dans sa "Tragédie du roi Christophe".
 
On y accède par un raidillon malcommode, à dos de mulet ou à pied : aucun autre moyen de transport n'est envisageable, s'auf l'hélicoptère - et il n'y avait aucun hélicoptère en Haïti en 1982. Nous avons donc enfourché les mulets et, sous un soleil cuisant (c'était l'été) sommes montés découvrir ce site exceptionnel.
 
Il a été bâti pour dissuader un retour éventuel de la France dans les années 1820. D'énormes canons de bronze y sont donc braqués vers la côte nord et ces canons ... portent les emblèmes de Bonaparte. Ce sont les canons laissés par l'armée française dans sa débâcle en 1803. Ils mesurent huit mètres de long et pèsent onze tonnes chacun.
 
En redescendant, on peut (on pouvait, en tout cas) s'arrêter au palais de Sans-Souci, réplique d'un palais européen homonyme. En fait, il reste les façades majestueuses et classiques d'un bel édifice qui a dû avoir fière allure.
 
Il n'y avait pas un touriste quand j'y fus, l'été n'est évidemment pas la saison où les gens se précipitent au soleil.
 
Nous sommes allés au sud, à Jacmel, une ville elle aussi d'aspect traditionnel, mais souriante et vivante, puis tout au fond de la péninsule sud de la République, près d'une petite ville nommée Les Cayes, sur une plage qui porte un nom de fromage (Port-Salut) mais qui vaut mieux que ça, car le sable y est d'une blondeur brûlante et la mer d'un turquoise très pâle. Là encore, personne, et nous passâmes un moment véritablement paradisiaque, seuls dans ce décor prodigieux.
 
Beaucoup de gens de la bourgeoisie possédaient des villas pieds dans l'eau dans la baie de Port-au-Prince. Nous avons passé là d'autres week-ends, noyés sous de gros moustiques noirs et sous un flot de bavardages en tous genres, mangeant les plats locaux comme le "riz dion-dion" (le dion-dion est un champignon noir) et buvant des jus plus ou moins alcoolisés et glacés.
 
Vingt ans plus tard, en 2002, je suis revenu en Haïti.
 
Changement complet d'atmosphère.
 
Tout d'abord, en 1982, l'avion était peu rempli pour le trajet entre Pointe-à-Pitre et Port-au-Prince, car on n'y trouvait que des gens aisés ou des touristes. En 2002, il regorgeait de gens de toutes conditions éparpillés aux quatre coins du monde et rentrant chez eux.
 
De 1982 à 2002, en vingt ans, la population avait pratiquement doublé, atteignant les huit millions d'habitants, augmentés d'une diaspora pléthorique. On estimait qu'un quart du PIB était constitué des rentrées d'invisibles procurés par cette diaspora qui envoyait de l'argent chez soi. On débattait pour savoir si elle comptait deux millions, trois millions ou quatre millions d'individus !
 
Il y a désormais des Haïtiens partout dans les Caraïbes, jusqu'en Guyane, mais aussi en Guadeloupe où leur dynamisme sans papiers crée des tensions, et bien sûr aux États-Unis, sans doute le deuxième contingent après la toute voisine République dominicaine. Il y a à Miami un quartier pauvre dénommé "Little Haiti".
 
Autre changement notable : l'insécurité. Dans l'avion, je lisais le bilan annuel du "Monde", pays par pays, une excellente publication traditionnelle. La fiche d'Haïti commençait par ces mots : "L'insécurité est devenue telle en Haïti que même les cartels colombiens s'en sont retirés".
 
Même les cartels colombiens...
 
Je dus pâlir en lisant cette phrase.
 
Je demandai à l'hôtesse si elle avait un parachute pour moi et si on pouvait ouvrir une porte un instant pour que je saute en vol. Il n'y a pas de marche arrière, sur un Airbus. Elle rit et m'indiqua que le film allait bientôt commencer, un dessin animé, "L'âge de glace", et que j'allais trouver ça très drôle.
 
Hahaha...
 
Mais tout de même...
 
Là où, en 1982, l'aéroport était pratiquement désert, il était envahi d'un flot de monde en 2002, des gens attendant des avions venus d'un peu partout.
 
Et nous ne prîmes pas la même route que vingt ans plus tôt pour gagner la montagne. On en avait fait une nouvelle et j'eus du mal à retrouver mes marques.
 
Ma soeur habitait le même quartier, mais une maison plus grande.
 
En 1982, Pétionville était une bourgade d'aspect maridional, avec un mail planté de platanes, des façades blanches ornées de balcons en fer forgé, personne dans les rues et beaucoup d'indolence bourgeoise.
 
Vingt ans plus tard, cette ville qui était en quelque sorte la banlieue chic de Port-au-Prince, était envahie de marchands en tous genres  qui campaient sur les trottoirs. Des tas d'immondices (qu'on appelle "fatras") jonchaient les chaussées, poussés vers la mer par les grosses pluies d'orage qui dévalent souvent de la montagne.
 
Il faut imaginer un craquement énorme et une pluie torrentielle, des gouttes invraisemblables, puis des flots qui descendent la pente à toute allure, s'engouffrent dans les rues, heurtent les monticules de déchets, les poussent, les décharnent, puis les renourrissent avec d'autres détritus ramassés plus haut, et ainsi de suite, de marche en marche, les mènent jusqu'au niveau de la mer, à Port-au-Prince, d'où, sans contrôle, ils finissent par s'envaser dans l'eau désormais crasseuse de la baie. C'est impensable.
 
De la même façon, entre 1982 et 2002, les chaussées avaient pratiquement disparu. Une rue est une succession de nids de poules, sauf quand les riverains se cotisent pour faire poser un macadam (ou un béton). Pas d'enlèvement des poubelles, pas de routes, pas de police, il n'y avait en fait plus d'État, plus de pouvoirs publics, en Haïti. Plus rien.
 
Dès lors, les deux articles qui s'y vendaient bien étaient le 4x4 et le fusil à pompe.
 
Essayez de vous représenter entrant dans votre supérette favorite sous l'oeil torve de deux gardes avachis sur leurs fusils à pompe, puis vous ouvrez des congélateurs pleins de viande crue et, là encore, des gardes promènent leurs fusils sous votre nez. On est à peine surpris que les patrons de la supérette soient ... libanais. Je suis allé au Liban en 1986, l'année des voitures piégées, boum, on s'y sentait presque plus en sécurité qu'en Haïti en 2002.
 
"Même les cartels colombiens..."
 
Il faut dire que les gens sont d'une telle pauvreté et d'un tel nombre que tout verrou a sauté.
 
Il n'était plus question d'aller au Cap-Haïtien en 2002 : trop dangereux.
 
Nous allâmes passer un week-end à la mer, entre Port-au-Prince et la ville remuante des Gonaïves. Pour nous y rendre, nous prîmes la route du nord, mais avec un détour pour éviter le vaste faubourg de "Cité Soleil" qui est une sorte de "cour des miracles" tenue par les gangs.
 
On nomme les brigands haïtiens (souvent des expulsés des prisons américaines où ils ont adopté la culture de la violence la plus effrayante) du mot poétique de "Zinglindo". "Attention aux Zinglindo" pourrait passer pour une citation de "Star Trek", mais pas du tout, c'est un avertissement contre une menace terrible.
 
Car on enlève les gens bien plus en Haïti que dans les années 1970 en Sicile. J'ai vu un jour un médecin dont le visage ressemblait à un picasso, le nez plus du tout au milieu du visage, les yeux dissymétriques, les oreilles travers, et des balafres dans tous les sens : un jour, des Zinglindo, venus de nulle part, sont apparus chez, lui, l'ont découpé à coups de machettes, lui ont dérobé ce qu'ils ont trouvé et sont repartis, le laissant pour mort. Il a survécu, mais dans quelles conditions.
 
À vrai dire, le brigandage est tel qu'il a aussi ses pieds-nickelés. Le beau-frère de ma soeur est médecin. Des gens sont venus l'enlever à son cabinet et ont réclamé une rançon. Ma soeur et la femme de cet homme se sont chargés des pourparlers. Elles ont dit placidement (en créole) : "bof, vous pouvez le garder". Panique chez les ravisseurs : que faire si les gens se foutent de ceux qu'on enlève ? En définitive, ils l'ont relâché contre un dédommagement très symbolique.
 
Dans Port-au-Prince même, le quartier de la librairie dont ma soeur a conservé les locaux n'est pratiquement plus accessible. Les rues n'y ressemblent plus à rien, envahies par des gens, des marchands, qui campent n'importe où, des immondices, des ruisseaux nauséabonds, et on voit des gens dans cette bauge, vêtus non plus du coton traditionnel, mais de maillots d'équipes de football (de préférence brésiliennes) en divers matériaux synthétiques, et de véritable guenilles sans forme ni couleur. Ceux que j'avais vus pauvres et miséreux en 1982 avaient trouvé le moyen de paraître encore plus pauvres, à la limite du néant.
 
La suite demain 

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