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21/04/2008

Connaître Haïti, suite 2.

On ne peut pas imaginer ce qu'est la vraie misère avant de l'avoir vue soi-même. C'est indescriptible.
 
En 1982, il y avait un vaste bidonville à l'entrée de Port-au-Prince, au nord de la ville, sans doute déjà Cité Soleil dont j'ai parlé plus haut. Il était fait de planches, de piquets, de tôles, de tout ce qu'on pouvait trouver. Lorsque j'ai quitté le pays, en août 1982, j'ai vu, en survolant la capitale, un grand panache de fumée noire : c'était un incendie qui dévastait ce bidonville. Il a fait trois cents morts et même pas une dépêche d'agence ; c'est au moins un effet utile de la mondialisation que ce genre de drames ne reste plus ignoré.
 
Quoiqu'il en soit, en dehors du bidonville, la ville ressemblait à une ville.
 
Vingt ans plus tard, ce n'était plus le cas : la ville était dévorée par le bidonville et celui-ci changeait d'aspect, voire de nature. On construisait désormais en dur, en parpaings, plus souvent dérobés qu'achetés d'ailleurs. Une marée de ciment se répandait par capillarité tout autour de la ville. Une sorte de casbah faite de ces cases cimentées. Des ruelles très étroites irriguent cet espace clos sur lui-même. Pas d'eau courante, pas d'électricité, pas d'égout, pas de... Rien. Rien que des gens qui choisissent un coin de terre, ne se préoccupent pas d'un éventuel titre de propriété, se munissent de matériaux et, résolument, bâtissent quelques mètres carrés dans lesquels vont s'entasser les membres de la famille. On cuisine plus souvent devant que dedans, quand on cuisine.
 
Et ces gens sans rien, qui s'inventaient un périmètre, se créaient aussi un commerce. Des flots de gens quasi-nues se promènent dans la ville, à pied, portant des objets ou des denrées à vendre. Les femmes en particulier, à l'africaine, portent des monceaux de choses posées sur le haut du crâne, avec un courage et une détermination admirables.
 
Des billets de banque crasseux passaient ainsi de main en main.
 
Le pouvoir politique encourageait l'appropriation des terres pour les bidonvilles. À vrai dire, encouragée ou non, cette activité n'aurait pu connaître ni frein ni remords : c'était organique.
 
Le pouvoir politique en question était le président Jean-Bertrand Aristide, qui a été bien vu du pouvoir en France sous Mitterrand en raison d'un quiproquo.
 
Cet homme avait d'abord été un prêtre catholique d'une congrégation particulière, les salésiens (du nom de François de Sales). Sous l'ère Duvalier, son église avait plusieurs fois été mitraillée, tuant des fidèles, mais lui en était toujours sorti vivant et même indemne, ce qui lui conférait une aura un peu magique dans un pays imprégné du vaudou. Il passait, formule bien connue, pour un "curé des bidonvilles". Quand Duvalier tomba, il apparut assez vite comme l'homme capable d'instaurer un régime plus juste que celui de la bourgeoisie jugée très conservatrice dans ce pays très inégalitaire et pauvre.
 
Il parvint à prendre le pouvoir par l'élection et c'est l'époque où il se rendit sympathique. Puis il fut renversé par l'armée, ce qui le rendit encore plus sympathique. Il se réfugia aux États-Unis. Il fut rétabli par ces mêmes États-Unis peu d'années plus tard. Hélas, l'homme avait changé.
 
D'une part, il s'était marié, ce qui avait tout naturellement conduit à le défroquer. Cela en soi n'était pas un mal, mais il y avait le reste.
 
On l'accusait de fortes corruptions. Et surtout, cet ancien prêtre prônait la violence sociale. Il disait à la télévision "J'aime l'odeur du père Lebrun". Le père Lebrun en question est le principal marchand de pneus d'Haïti et son odeur, c'était celle des pneus qu'on faisait brûler autour de gens vivants qui mouraient ainsi dans d'atroces souffrances, sans jugement, sans autre justification que le lynchage. C'était ignoble.
 
On disait aussi qu'il s'était acoquiné avec les traficants de drogue qui utilisaient beaucoup la proximité d'Haïti avec le territoire américain.
 
Bref, il ne développait guère son pays et les gens commencèrent à montrer leur lassitude : quelques mois avant mon arrivée, eut lieu l'élection présidentielle. Aristide obtint 90 % des voix. Un triomphe. Sauf que ... il n'y avait eu que ... 5 % (cinq pour cent) de participation. Il était temps que les choses se terminassent pour lui.
 
À la même époque, il commit d'ailleurs une erreur colossale (en vérité un crime) en séchant les maigres économies de la toute petite classe moyenne naissante, qui ne put ainsi pas envoyer ses enfants à l'école (qui est devenue payante après la chute de Duvalier). Il s'agissait d'une magouille absolument mafieuse qu'il avait encouragée sans vergogne. Les gens ne le lui pardonnèrent pas.
 
Dans l'été 2002, on en était là : l'impopularité d'Aristide devenait manifeste.
 
Il faut reconnaître à Dominique de Villepin d'avoir joué la juste partition dans cette affaire puisque quelques mois plus tard, c'est à l'initiative de la France qu'un drame fut évité, Aristide exfiltré et expédié en Afrique du Sud où Mandela daigna l'accueillir, et qu'une force de l'ONU fut déployée dans le pays, comprenant notamment des gendarmes français, les premiers soldats français à remettre les pieds en Haïti depuis l'indépendance, tout juste deux cents ans plus tôt.
 
Depuis cette époque, l'insécurité a d'abord beaucoup progressé, puis elle a décru, sous l'impulsion notamment de l'armée brésilienne qui sut intervenir avec tact contre les gangs.
 
Le pouvoir installé par l'ONU a fait ce qu'il a pu pour instaurer un semblant de gestion publique, mais les États qui s'étaient engagés à verser des aides nombreuses se sont fait tirer l'oreille pour tenir leurs promesses et, sans argent, le gouvernement n'a pas tenu.
 
La dernière élection présidentielle, débarrassée de l'ombre d'Aristide, a soulevé beaucoup d'espoir dans la population. L'élu est issu du parti fondé par Aristide lui-même : Lavalas ("L'avalanche"). Populaire, réputé intègre (son entourage un peu moins), il a su incarner une époque nouvelle.
 
Hélas, une fois de plus, sans argent, il ne sait pas faire face à la hausse des prix et à la recrudescence de misère qui en résulte.
 
Je donnerai demain, dans une dernière note, quelques perspectives sur l'économie haïtienne, nourries de ce que j'ai vu en 2002. 

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20/04/2008

Connaître Haïti, suite.

La citadelle du roi Christophe est un monument étonnant, classé patrimoine mondial de l'UNESCO. Il faut imaginer une forteresse anguleuse, lisse comme un tombeau, énorme, avec une proue comme un vaisseau, posée sur un pic en altitude. Des blocs de pierre énorme ont été acheminés jusque-là à dos d'hommes. C'est une sorte de pyramide du XIXe siècle, qui a coûté la vie à plus d'un ouvrier. Césaire en a donné une description ample dans sa "Tragédie du roi Christophe".
 
On y accède par un raidillon malcommode, à dos de mulet ou à pied : aucun autre moyen de transport n'est envisageable, s'auf l'hélicoptère - et il n'y avait aucun hélicoptère en Haïti en 1982. Nous avons donc enfourché les mulets et, sous un soleil cuisant (c'était l'été) sommes montés découvrir ce site exceptionnel.
 
Il a été bâti pour dissuader un retour éventuel de la France dans les années 1820. D'énormes canons de bronze y sont donc braqués vers la côte nord et ces canons ... portent les emblèmes de Bonaparte. Ce sont les canons laissés par l'armée française dans sa débâcle en 1803. Ils mesurent huit mètres de long et pèsent onze tonnes chacun.
 
En redescendant, on peut (on pouvait, en tout cas) s'arrêter au palais de Sans-Souci, réplique d'un palais européen homonyme. En fait, il reste les façades majestueuses et classiques d'un bel édifice qui a dû avoir fière allure.
 
Il n'y avait pas un touriste quand j'y fus, l'été n'est évidemment pas la saison où les gens se précipitent au soleil.
 
Nous sommes allés au sud, à Jacmel, une ville elle aussi d'aspect traditionnel, mais souriante et vivante, puis tout au fond de la péninsule sud de la République, près d'une petite ville nommée Les Cayes, sur une plage qui porte un nom de fromage (Port-Salut) mais qui vaut mieux que ça, car le sable y est d'une blondeur brûlante et la mer d'un turquoise très pâle. Là encore, personne, et nous passâmes un moment véritablement paradisiaque, seuls dans ce décor prodigieux.
 
Beaucoup de gens de la bourgeoisie possédaient des villas pieds dans l'eau dans la baie de Port-au-Prince. Nous avons passé là d'autres week-ends, noyés sous de gros moustiques noirs et sous un flot de bavardages en tous genres, mangeant les plats locaux comme le "riz dion-dion" (le dion-dion est un champignon noir) et buvant des jus plus ou moins alcoolisés et glacés.
 
Vingt ans plus tard, en 2002, je suis revenu en Haïti.
 
Changement complet d'atmosphère.
 
Tout d'abord, en 1982, l'avion était peu rempli pour le trajet entre Pointe-à-Pitre et Port-au-Prince, car on n'y trouvait que des gens aisés ou des touristes. En 2002, il regorgeait de gens de toutes conditions éparpillés aux quatre coins du monde et rentrant chez eux.
 
De 1982 à 2002, en vingt ans, la population avait pratiquement doublé, atteignant les huit millions d'habitants, augmentés d'une diaspora pléthorique. On estimait qu'un quart du PIB était constitué des rentrées d'invisibles procurés par cette diaspora qui envoyait de l'argent chez soi. On débattait pour savoir si elle comptait deux millions, trois millions ou quatre millions d'individus !
 
Il y a désormais des Haïtiens partout dans les Caraïbes, jusqu'en Guyane, mais aussi en Guadeloupe où leur dynamisme sans papiers crée des tensions, et bien sûr aux États-Unis, sans doute le deuxième contingent après la toute voisine République dominicaine. Il y a à Miami un quartier pauvre dénommé "Little Haiti".
 
Autre changement notable : l'insécurité. Dans l'avion, je lisais le bilan annuel du "Monde", pays par pays, une excellente publication traditionnelle. La fiche d'Haïti commençait par ces mots : "L'insécurité est devenue telle en Haïti que même les cartels colombiens s'en sont retirés".
 
Même les cartels colombiens...
 
Je dus pâlir en lisant cette phrase.
 
Je demandai à l'hôtesse si elle avait un parachute pour moi et si on pouvait ouvrir une porte un instant pour que je saute en vol. Il n'y a pas de marche arrière, sur un Airbus. Elle rit et m'indiqua que le film allait bientôt commencer, un dessin animé, "L'âge de glace", et que j'allais trouver ça très drôle.
 
Hahaha...
 
Mais tout de même...
 
Là où, en 1982, l'aéroport était pratiquement désert, il était envahi d'un flot de monde en 2002, des gens attendant des avions venus d'un peu partout.
 
Et nous ne prîmes pas la même route que vingt ans plus tôt pour gagner la montagne. On en avait fait une nouvelle et j'eus du mal à retrouver mes marques.
 
Ma soeur habitait le même quartier, mais une maison plus grande.
 
En 1982, Pétionville était une bourgade d'aspect maridional, avec un mail planté de platanes, des façades blanches ornées de balcons en fer forgé, personne dans les rues et beaucoup d'indolence bourgeoise.
 
Vingt ans plus tard, cette ville qui était en quelque sorte la banlieue chic de Port-au-Prince, était envahie de marchands en tous genres  qui campaient sur les trottoirs. Des tas d'immondices (qu'on appelle "fatras") jonchaient les chaussées, poussés vers la mer par les grosses pluies d'orage qui dévalent souvent de la montagne.
 
Il faut imaginer un craquement énorme et une pluie torrentielle, des gouttes invraisemblables, puis des flots qui descendent la pente à toute allure, s'engouffrent dans les rues, heurtent les monticules de déchets, les poussent, les décharnent, puis les renourrissent avec d'autres détritus ramassés plus haut, et ainsi de suite, de marche en marche, les mènent jusqu'au niveau de la mer, à Port-au-Prince, d'où, sans contrôle, ils finissent par s'envaser dans l'eau désormais crasseuse de la baie. C'est impensable.
 
De la même façon, entre 1982 et 2002, les chaussées avaient pratiquement disparu. Une rue est une succession de nids de poules, sauf quand les riverains se cotisent pour faire poser un macadam (ou un béton). Pas d'enlèvement des poubelles, pas de routes, pas de police, il n'y avait en fait plus d'État, plus de pouvoirs publics, en Haïti. Plus rien.
 
Dès lors, les deux articles qui s'y vendaient bien étaient le 4x4 et le fusil à pompe.
 
Essayez de vous représenter entrant dans votre supérette favorite sous l'oeil torve de deux gardes avachis sur leurs fusils à pompe, puis vous ouvrez des congélateurs pleins de viande crue et, là encore, des gardes promènent leurs fusils sous votre nez. On est à peine surpris que les patrons de la supérette soient ... libanais. Je suis allé au Liban en 1986, l'année des voitures piégées, boum, on s'y sentait presque plus en sécurité qu'en Haïti en 2002.
 
"Même les cartels colombiens..."
 
Il faut dire que les gens sont d'une telle pauvreté et d'un tel nombre que tout verrou a sauté.
 
Il n'était plus question d'aller au Cap-Haïtien en 2002 : trop dangereux.
 
Nous allâmes passer un week-end à la mer, entre Port-au-Prince et la ville remuante des Gonaïves. Pour nous y rendre, nous prîmes la route du nord, mais avec un détour pour éviter le vaste faubourg de "Cité Soleil" qui est une sorte de "cour des miracles" tenue par les gangs.
 
On nomme les brigands haïtiens (souvent des expulsés des prisons américaines où ils ont adopté la culture de la violence la plus effrayante) du mot poétique de "Zinglindo". "Attention aux Zinglindo" pourrait passer pour une citation de "Star Trek", mais pas du tout, c'est un avertissement contre une menace terrible.
 
Car on enlève les gens bien plus en Haïti que dans les années 1970 en Sicile. J'ai vu un jour un médecin dont le visage ressemblait à un picasso, le nez plus du tout au milieu du visage, les yeux dissymétriques, les oreilles travers, et des balafres dans tous les sens : un jour, des Zinglindo, venus de nulle part, sont apparus chez, lui, l'ont découpé à coups de machettes, lui ont dérobé ce qu'ils ont trouvé et sont repartis, le laissant pour mort. Il a survécu, mais dans quelles conditions.
 
À vrai dire, le brigandage est tel qu'il a aussi ses pieds-nickelés. Le beau-frère de ma soeur est médecin. Des gens sont venus l'enlever à son cabinet et ont réclamé une rançon. Ma soeur et la femme de cet homme se sont chargés des pourparlers. Elles ont dit placidement (en créole) : "bof, vous pouvez le garder". Panique chez les ravisseurs : que faire si les gens se foutent de ceux qu'on enlève ? En définitive, ils l'ont relâché contre un dédommagement très symbolique.
 
Dans Port-au-Prince même, le quartier de la librairie dont ma soeur a conservé les locaux n'est pratiquement plus accessible. Les rues n'y ressemblent plus à rien, envahies par des gens, des marchands, qui campent n'importe où, des immondices, des ruisseaux nauséabonds, et on voit des gens dans cette bauge, vêtus non plus du coton traditionnel, mais de maillots d'équipes de football (de préférence brésiliennes) en divers matériaux synthétiques, et de véritable guenilles sans forme ni couleur. Ceux que j'avais vus pauvres et miséreux en 1982 avaient trouvé le moyen de paraître encore plus pauvres, à la limite du néant.
 
La suite demain 

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19/04/2008

Connaître Haïti.

Haïti ne fait pas souvent parler de soi. C'est un petit État qui occupe un peu plus du tiers de l'iîle de Saint-Domingue (que l'on apppelle parfois Haïti aussi), l'autre partie étant occupée par la République dominicaine. Son étendue est à peu près celle de la Belgique, et sa population est à peu près celle de la Belgique aussi. Mais son PIB est l'un des cinq plus faibles du monde depuis des décennies.
 
Ce fut une colonie française de la fin du XVIIe siècle au début du XIXe, la plus riche de toutes, une fortune énorme : quand la République d'Haïti décida de dédommager les colons dépossédés, en 1825, elle versa à l'État français, chargé de répartir la somme entre les intéressés, non moins de 25 millions de Francs-or, soit un montant très supérieur à celui théoriquement fixé pour l'achat de la Louisiane par les États-Unis.
 
Ce dédommagement était d'autant plus énorme qu'en fait, depuis l'invention du sucre de betterave, la richesse d'Haïti, le sucre de canne, était condamnée. Le XIXe siècle fut d'ailleurs une véritable descente aux enfers pour ce pays. Il suffit de lire un texte assez extraordinaire de Philippe Soupault, "Le nègre", pour le comprendre.
 
En 1915, comme les Allemands devenaient un peu trop nombreux en Haïti, menaçant de faire basculer ce pays dans la Première Guerre mondiale, les États-Unis (alors neutres) intervinrent et s'assurèrent le contrôle d'Haïti jusqu'à leur entrée dans la Seconde Guerre Mondiale, en 1941, où ils lui rendirent sa liberté.
 
On l'ignore mais c'est à la République d'Haïti, toute fière de son indépendance retrouvée et toute douloureuse de vingt-cinq ans d'occupation américaine, que l'on doit le bilinguisme de travail de l'Organisation des Nations Unies. En effet, en 1944, lors de la conférence de San Francisco, il avait d'abord été admis que l'ONU parlerait anglais. Mais au moment où cette décision allait être entérinée, un homme se leva : c'était l'ambassadeur d'Haïti. Il dit :
 
- Ahem... excusez-moi, chers messieurs, mais ... voilà ... il se trouve que je ne parle pas l'anglais.
 
Il y eut un silence. Puis, par acclamation, il fut décidé que, bien entendu, le français, langue traditionnelle de la diplomatie, serait également la langue de travail des Nations Unies.
 
Mon premier séjour là-bas date de l'été 1982. Je venais d'obtenir mon bac et j'allai chez ma soeur, passer cinq semaines.
 
On habitait à flanc de montagne, au-dessus de la ville bourgeoise de Pétionville, et on descendait chaque jour travailler (enfin les autres, parce que moi, j'étais en vacances) dans les locaux de la plus ancienne librairie d'Haïti que ma soeur avait achetée : la "Caravelle" (en référence à Christophe Colomb qui a découvert l'île).
 
Les rues étaient à cette époque curieusement ornées d'immenses panneaux sur lesquels trônaient des phrases interminables et pontifiantes du jeune président à vie, Jean-Claude Duvalier. Celui-ci avait succédé à son père en 1971, à l'âge de dix-huit ans et c'était en fait sa mère qui gouvernait à sa place, solidement appuyée sur le réseau encore fort (quoique déclinant) des "Tontons Macoutes". En septembre 1982, il y aurait vingt-cinq ans que François Duvalier (surnommé "Papa Doc" parce qu'il était médecin) avait pris le pouvoir.
 
Le règne de Papa Doc s'était caractérisé par une terreur profonde. L'élite intellectuelle subit la mort ou parfois l'exil. On arrêtait les gens au petit matin, à la mode argentine (mais quinze ans avant cette pratique de la dictature), et on ne les revoyait jamais. Une ville entière, celle d'où partaient tous les mouvements culturels, Jérémie, fut décimée.
 
Parallèlement, le territoire fut mis en coupe réglée. La déforestation était très avancée dès l'époque coloniale, elle fut achevée par Papa Doc à son seul profit, notamment des forêts d'acajou très renommées qui couvraient des montagnes et dont l'abattage entraîna un ruissellement qui peu à peu, depuis, décharne et assèche les reliefs du pays.
 
Bébé Doc ayant succédé à son père, la nature du régime changea progressivement : au lieu d'une dictature populiste, il évolua vers un pouvoir autoritaire appuyé sur la bourgeoisie et sur les milieux économiques. Mais la liberté n'augmentait pas : quand on sortait chez des gens, ma soeur n'oubliait jamais de me rappeler de ne pas parler de politique. On ne savait jamais à qui l'on parlait...
 
Pour le reste, le séjour était agréable. La ville de Port-au-Prince est assez vaste, et a gardé dans son centre la trace de son plan colonial : larges avenues en plan orthogonal, beaucoup de végétation, et tout cela bien entretenu alors. Dans la rue, des gens très pauvres, mais gentils. Scandalisant un peu ma soeur, je me promenais à pied, un choix que je fais toujours depuis cette époque pour découvrir une ville et qui a failli donner une attaque à ma pauvre soeur quand je l'ai réitéré à Miami en 2002 (aux États-Unis, ça ne se fait pas du tout, c'est plus que louche). Il m'arrivait de me perdre et je demandais mon chemin à qui se trouvait là, n'oubliant jamais de remercier de l'info avec un billet d'un dollar comme on me l'avait conseillé. Un dollar permettait à une famille de vivre durant toute une semaine.
 
Car il faut le dire, dès cette époque, la pauvreté du pays était souvent insoutenable. Les gens très dignes, correctement habillés, chemises repassées, robes de coton soigneusement lavées dans le lit des cours d'eau, plis impeccables aux pantalons. Mais la misère, une misère à laquelle on ne s'habitue pas.
 
On est allé passer plusieurs week-ends en province : vers le nord, au Cap-Haïtien (l'ex-Cap-Français où se déroule une partie de mon roman), ou vers le sud à Jacmel et aux Cayes.
 
La route du nord est également un vestige de l'époque coloniale, bituminé depuis heureusement.
 
C'est là que, en traversant les petites villes, mon beau-frère préparait toujours quelques billets de 5 dollars, au cas où on aurait été "contrôlé" par la police, qui prélevait ainsi une sorte de douane occulte. Mon beau-frère (qui est haïtien) me disait aussi que, s'il arrivait qu'on écrasât un chien sur la route, il fallait surtout ne pas s'arrêter, pour ne pas risquer l'émeute, mais aller déclarer le fait au bureau de police suivant. Depuis cette époque, j'ai réfléchi à cette phrase et je pense que ce n'est pas seulement de chiens, qu'il parlait d'écraser accidentellement... Il faut dire que les gens ont tendance à marcher un peu n'importe où et n'importe comment.
 
Le Cap-Français ressemblait fort à ce qu'il avait dû être au temps de la colonie française, bien qu'il ait été incendié plusieurs fois dans les dix années qui ont précédé l'indépendance. Nous étions dans un hôtel qui évoquait les films des années 1930, avec une hélice au plafond pour brasser l'air, des fauteuils club fatigués, quatre ou cinq mètres sous plafond, un bar en acajou sombre et luisant, du whisky ordinaire, et un calme pesant. Les rues étaient désertes et poussiéreuses, le sol fait d'une matière grise et cendreuse, en fait un sable volcanique qui couvre la plupart des plages.
 
Assez vite, nous avons dû quitter le centre-ville pour monter dans la montagne (il y a des montagnes presque partout) vers un autre hôtel, beaucoup plus moderne, tout blanc, avec une piscine.
 
Sur la route du Cap se trouve LE site à visiter : la citadelle du roi Christophe et le palais de Sans-Souci...
 
La suite de ma carte postale demain... 

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