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22/01/2010

Haïti : réponse à Eva Joly.

On me signale sur Facebook une intervention d'Eva Joly, je suppose que c'est en plénière du parlement européen. L'intervention de Mme Joly, pour généreuse et énergique qu'elle soit, marque son ignorance du dossier, et c'est regrettable. Bien que je partage en grande partie ses conclusions, je dois corriger et compléter celles-ci de la façon suivante :

Mme Joly, dans son intervention, note que dans les années 1970 (c'est-à-dire sous la dictature de Duvalier Jr, dit "Bébé Doc", il faut le rappeler sans pour autant appeler au retour ni de la dictature ni de Duvalier), la république d'Haïti était autosuffisante à 90 % du point de vue alimentaire. Mme Joly en conclut qu'il suffirait de peu pour revenir à cette autosuffisance, et qu'il suffit donc de repenser le modèle de développement agricole que nous voulons aider en Haïti.

Or il se trouve que depuis les années 1970 évoquées par Eva Joly, la population haïtienne a doublé. Il est donc logique que la même quantité de production alimentaire aboutisse à une autosuffisance divisée par deux.

Cela étant, certains marchés alimentaires (comme le riz) ont été profondément désorganisés par l'importation en Haïti de produits extérieurs (américains surtout) subventionnés, moins chers au détail que les productions locales (!).

Il faut pour être honnête bien considérer que les fautes de la communauté internationale ne sont pas la première cause de la misère haïtienne : sa première cause, c'est la démographie. Il y avait en effet avant 1790 moins de 600 000 habitants dans ce qui allait devenir Haïti. Il y en a aujourd'hui près de douze millions, soit vingt fois plus. Si l'on rapportait le même coefficient de croissance démographique, il y aurait, dans la seule France métropolitaine, 450 millions d'habitants. On voit bien que cette explosion démographique, dans un territoire comparable à celui de la Belgique, fortement accidenté et dont une part notable des plaines cultivables est inévitablement rongée par l'urbanisation, ne pouvait se faire sans dégâts.

Notons d'ailleurs qu'aux douze millions que j'évoquais plus haut, il faudrait ajouter environ quatre autres millions d'expatriés, la "diaspora", dispersée pour un quart aux États-Unis, un autre quart en République Dominicaine, et une moitié éparpillée au Canada, en Amérique Latine (y compris les DOM) et en Europe, cette diaspora rapporte un milliard de dollars en invisibles au pays chaque année, soit environ un quart du PIB.

Il est vrai que la France et les USA (ces derniers ont occupé et vampirisé le pays de 1915 à 1934) doivent rembourser ce qui a été perçu abusivement par eux depuis l'indépendance, ce serait justice (moins ce qui a été réalisé, comme une longue route créée et offerte par la France dans les années 1970 et depuis lors entretenue par elle).

Mais ce sera insuffisant car, de toute évidence, la production locale ne pourra plus jamais faire face aux besoins locaux, sauf à passer aux méthodes de production intensive pratiquées en Europe et aux USA, et je ne crois pas que ce soit ce résultat-là que Mme Joly évoque lorsqu'elle parle de réflexion sur le modèle de développement. En fait, il faudrait accepter dans les pays développés une plus grande immigration haïtienne, qui fournisse plus de liquidités au pays, lui permettant de se passer de son autre grande source d'invisibles, le trafic de drogue, qui s'est développé dès la fin de l'ère Duvalier. Progressivement, Haïti pourrait ainsi développer une économie de services qui paraît être son meilleur salut.

Cela étant, on pourrait, sans arriver à l'extrémité d'une immigration dont on voit bien qu'aucun pays développé n'acceptera d'y recourir, aider au moins l'agriculture locale à être un peu plus rentable, d'une part en cessant de subventionner nos propres produits (c'est là une mesure de justice qui ne concerne pas qu'Haïti), d'autre part en y favorisant l'implantation, déjà consistante, du commerce équitable.

20/01/2010

Obama se trompe sur Haïti.

Barack Obama est en train de commettre à la fois une erreur et une faute en Haïti.

L'erreur est factuelle : quand il explique qu'Haïti fait partie du bassin géographique des États-Unis, il se trompe. Haïti est un pays d'Amérique Latine, par toutes ses fibres, en même temps que d'Afrique par bien de ses traits culturels. Comme l'a rappelé en son temps le regretté Césaire, c'est d'Haïti qu'est parti Bolivar, le libérateur de l'Amérique Latine. Haïti a été la matrice de l'émancipation de toute cette partie des Amériques.

Même du point de vue de la diaspora, les États-Unis sont minoritaires : il y a, aux États-Unis, un peu plus d'un million d'Haïtiens (ils iraient volontiers tous là-bas, mais les Américains les rejettent suffisamment à la mer pour que ce chiffre n'augmente guère), il y en a un autre million en République Dominicaine hispanophone (qui partage l'île d'Haïti ou de Saint-Domingue avec la République d'Haïti), au moins cent ou deux cent mille au Canada (majoritairement au Québec, et francophones), et près de deux autres millions disséminés un peu partout, en particulier en Amérique Latine (au moins trente mille en Guadeloupe) et en Europe (plusieurs dizaines de milliers en France métropolitaine). Au passage, je signale que cette diaspora envoie chaque année environ un quart du PIB en invisibles en Haïti, soit environ un milliard de dollars.

Donc une erreur, qui est destinée à légitimer la domination, qui est une faute.

Obama a déjà laissé faire un coup d'état au Costa Rica dans des conditions qu'un vrai homme de démocratie n'aurait pas tolérées. Le voici qui, à propos d'Haïti, se vautre dans l'idée de domination. Les États-Unis veulent prouver au monde et à eux-mêmes qu'ils ne sont pas finis. Comment ? En écrasant le pauvre petit peuple haïtien. On a les victoires qu'on peut, mais à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire, et surtout, cette décision brutale achève de dévoiler la vraie nature du pouvoir d'Obama : il n'est pas la libération (en particulier celle des noirs), mais la domination, la domination par l'Amérique, encore et toujours le projet impérial.

L'Amérique veut retrouver et prouver son "leadership" en piétinant Haïti, sous prétexte d'intervention humanitaire, c'est exactement ce qu'Obama a dit.

Et d'ailleurs, pour ceux qui douteraient de la vraie nature de l'intervention américaine, qu'on ne s'y trompe pas : les soldats  US envoyés là-bas sont blancs, bien blancs, caricaturalement blancs, pour que l'on sache bien qui est le maître. Obama se fait là le valet de la domination raciale, le principe de la domination blanche américaine a déjà été organisé en Haïti par les démocrates américains dans les années 1910.

Pourquoi est-ce une faute ?

Parce que le nationalisme haïtien est le plus ancien des Amériques après celui des États-Unis. Parce que les 15 000 morts de l'occupation américaine du XXe siècle ont laissé des traces de sang dans les esprits, même chez ceux qui ne savent rien de l'Histoire, autant que la colonisation française.

Parce que surtout, la vraie nature de l'intervention américaine se dévoilera tôt ou tard aux esprits les plus naïfs, et qu'alors, Obama sera aussi impopulaire que les dirigeants américains qui l'ont précédé.

Oui, décidément, nous pouvons nous dire que l'Amérique est incorrigible. Nous nous le disions lorsque les débats parlementaires sur la nouvelle Sécurité Sociale US rejetaient toute idée de structure publique et organisaient la domination de la nouvelle Sécu par les opérateurs vénaux privés, et lorsque le vote final imposait (grâce si j'ose dire à un sénateur démocrate !) que pas un sou d'argent public ne financerait l'avortement... Nous nous le disions lorsque le silence de Washington sur la situation du Costa Rica réveillait les souvenirs de la Banana & Fruit Republic.

Nous nous le disons aujourd'hui à propos d'Haïti.

Or c'est une faute, parce que les Américains eux-mêmes ne veulent plus entendre parler de cet esprit de domination, on les "possède" aujourd'hui par le mensonge de l'humanitaire, mais ils finiront par y voir clair. Et même ceux qui applaudissent aujourd'hui le retour du "leadership" (un "America is back" reaganien qui ne dit pas son nom) s'en mordront les doigts demain, car on ne peut pas sacrifier l'opinion publique internationale au nom de l'opinion publique intérieure. Désormais, pour les grands pays qui rayonnent dans le monde, ce sont les mêmes.

Obama, loup à la geule enfarinée ?

L'intervention américaine en Haïti a lieu, par une curieuse coïncidence, quelques jours à peine après les ratonnades anti-noirs de Sicile. Si l'on voit aujourd'hui les soldats blancs descendre d'avion pour s'emparer de la plus ancienne république noire du monde, on va se trouver assez vite gêné. Après tout, Obama est aussi blanc que noir, il y a en lui un Janus plus ou moins ensommeillé. La carte du vote Obama de 2008 montrait clairement que la question raciale avait été centrale dans le scrutin. Y a-t-il eu une usurpation, Obama est-il un blanc qui s'est, comme le loup de la fable de La Fontaine, enfariné la gueule pour pénétrer dans la bergerie ? espérons que non.

15/01/2010

Haïti en grande souffrance (message émis de là-bas).

Ma sœur, qui vit en Haïti et dont de nombreuses connaissances ont perdu leur maison, sans parler de ceux dont elle n'a pas de nouvelles, et de ceux qui n'avaient déjà rien d'autre qu'un toit, me demande de transmettre ce message (Internet est dans cet affreux événement une planche de salut et un moyen extraordinaire de transmission d'info) d'une de ses amies :

HAITI  EN  GRANDE  SOUFFRANCE   !

mercredi 13 janvier

Le Père Maurice, monfortain français, rescapé d’un quartier ravagé, témoigne :
« C'est terrible! La vie s'est arrêtée à la capitale ! 
Le jardin d'enfant est détruit comme tous les autres édifices de la zone. Il y a des absents chez nos confrères montfortains,  8 séminaristes  manquent à l'appel, écrasés dans leur minibus au moment où ils allaient quitter le séminaire, l'étage s'est affaissé sur le parking, chez les soeurs de la Sagesse de Carrefour... partout ! Mamie Jean (la directrice) et les siens ont eu juste le temps de se sauver dès les premiers signes du séisme, ils sont comme tout le monde, dans la rue, les gens n’osent plus rentrer chez eux par peur des répliques.
L'archevêque de Port-au-Prince est parmi les cadavres avec son vicaire général... la ville est détruite ! Il y a des morts par milliers !
Depuis hier soir je n'arrête pas de pleurer, je pleure avec ceux qui pleurent !
Merci pour l'amitié et la solidarité ! »
Maurice

Aidons les  dans l’urgence à  ressouder des parcelles de vie.
Pour être solidaire, on peut envoyer un chèque à l’ordre de  Association Roger Riou / Haïti
67, rue du Ranelagh 75016 Paris, (accompagné d’une enveloppe avec adresse et timbre pour     reçu fiscal).
Les dons seront envoyés rapidement au Père Maurice, sans intermédiaire.
Merci pour chaque geste d’amitié,

Francine Fritel

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22/03/2009

Quand l'État français pirate les pirates.

Connaissez-vous Haïti ? il m'arrive d'en parler sur mon blog. C'est une république tourmentée qui occupe un gros tiers de l'île de Saint-Domingue (ou d'Haïti) dans les Grandes Antilles, à quelques encâblures de Cuba. Ce fut la première décolonisation, en 1804, après avoir été une colonie française pendant un bon siècle. Le personnage emblématique de cette décolonisation se nomme Toussaint Louverture.

C'est en 1697 que le roi de France Louis XIV obtint la cession de cette partie de Saint-Domingue aux dépens de l'Espagne. Comment y parvint-il ? par un pur acte de piraterie.

Il y a, près de la côte nord de l'île, une plus petite île dont le nom est, lui aussi, bien connu : l'île de la Tortue. Au XVIIe siècle, cette île était l'un des principaux refuges des flibustiers et proscrits de tout poil dans les Caraïbes : on y trouvait pirates, corsaires, et huguenots, entre autres. Il se trouve que ces forts personnages (Frères de la Côte et boucaniers, par exemple) étaient majoritairement français et qu'ils avaient commencé à essaimer de la petite île sur la grande, et ils y avaient fondé de véritables établissements, du solide.

Louis XIV, qui n'avait pas froid aux yeux, prit argument de la nationalité de ces gens pour réclamer le territoire qu'ils occupaient. Pour la plupart d'entre eux, il les aurait envoyé aux galères, ou brusquement exécutés, mais du moment qu'il pouvait se servir d'eux...

Eh oui, le premier des pirates, c'était, déjà, l'État français.

louis xiv pirate.jpg

22/04/2008

Connaître Haïti suite et fin.

Haïti dispose de peu de ressources naturelles : des entreprises américaines ont longtemps extrait de la bauxite d'une montagne, mais cette exploitation est terminée depuis longtemps aussi. Le tourisme a connu un timide essor dans la deuxième moitié des années 1970, le Club Méditerranée s'est même fortement implanté, mais hélas, au début des années 1980, le SIDA est apparu aux États-Unis, projetant une mauvaise aura sur Haïti, puisque outre les homosexuels, les Haïtiens vivant aux États-Unis apparaissaient comme une population "à risque". Exit donc le tourisme. L'agriculture, elle, a subi le sort de toutes les productions de pays pauvres : une déstabilisation profonde. Une épidémie de peste porcine africaine, dans les années 1980, a achevé le travail de ruine fourni par le départ des touristes, car les porcs, qu'on ne nourrit pas et qui se nourrissent eux-mêmes (et qui ont par ailleurs l'avantage d'éliminer bien des déchets) constituaient la base de l'élevage. Quant à la production vivrière, celle du riz a été démolie totalement dans les années 1980, lorsque le riz importé des États-Unis, hypersubventionné, est arrivé sur le marché haïtien à un prix inférieur au coût de revient local.
 
Il reste cependant de très nombreux petits producteurs, ailleurs que dans les plaines et aux abords des villes. Il faut monter dans la montagne.
 
En 1804, après l'indépendance, les grandes exploitations agricoles ont été partagées et distribuées aux anciens esclaves. Chacun n'eut que quelques hectares (quelques carreaux) de terre, mais il eut son bien à lui. Progressivement, depuis ce temps, de grandes propriétés se sont reconstituées et les villes ont dévoré la plaine. En revanche, dans la montagne, les petits producteurs restent les rois. Ils font de tout : du café (qui a longtemps eu une très grande réputation et qui pousse là-bas comme n'importe quelle plante de jardin), des fruits et des légumes parfois délicieux.
 
On peut acheter, dans la rue, des avocats locaux, énormes, moelleux, ou des mangues, ou d'autres denrées. Mais c'est là haut que l'on verra le spectacle incroyable de certaines cultures.
 
Vers le haut des montagnes du sud, la terre est rouge et la pente absolument abrupte. Les paysans qui ont reçu ces terres-là dans la distribution générale, en 1804, ont dû faire la grimace. Mais ils se sont mis au travail et, depuis sans doute cette époque, on cultive à flanc de montagne en escalier. Des marches étroites, dessinées par des murets de pierres sèches, pouvant contenir un rang, au maximum deux, de légumes, souvent pas plus de vingt centimètres de large, des centaines de marches sur des dizaines de mètres de hauteur. Sur cette terre ocre rouge, il faut imaginer en particulier une espèce de petits poireaux tendres dont les feuilles ressemblent à une grande ciboulette. Parfois, une brise passe sur ces franges vertes qui ondulent en se découpant sur le cuivre du sol le long des lignes gris pâle des murets, sur des kilomètres de pentes inaccessibles que baignent à la fois le soleil et la brume, c'est d'une beauté suffocante et on pense à certains paysages chinois restitués par des peintures anciennes. Le temps s'est arrêté.
 
Sur les chemins, le long de ces champs qui n'en sont pas, la terre rouge est foulée parfois par de très petits boeufs qui ne mangent guère que l'herbe du bord de la route. Je n'ai jamais mangé de viande aussi bonne.
 
Il faut aussi goûter le cabri rissolé, un véritable confit, un délice. 
 
Mais hélas, ce n'est pas avec cela qu'on fera d'Haïti un pays prospère ou seulement vivable.
 
Car pour le moment, le seul gisement inépuisable du pays, ce sont ses bras, sa main d'oeuvre. il paraît que la population continue sa croissance à un rythme démentiel, qu'elle a dépassé les dix millions d'habitants.
 
Que peut-on faire ?
 
Le pays vit un peu de son agriculture, beaucoup de ses exportations de main d'oeuvre souvent clandestine et des invisibles que celle-ci lui envoie, de trafics en tous genres et un peu de la pingre charité mondiale.
 
Il y a cependant des produits phares comme le rhum, une certaine herbe dont le nom m'échappe et dont Haïti produit 40% de la consommation mondiale, le sucre de canne (qui n'est malheureusement pas en pénurie) et diverses autres denrées, peu de l'industrie.
 
Le commerce équitable semble avoir permis à la production de café de retrouver un peu de couleur et d'efficacité.
 
Lorsque je me trouvais en Haïti, en 2002, les banquiers s'intéressaient de très près au microcrédit, qui leur paraissait porteur de grande fécondité de développement et dont ils tiraient déjà leurs plus fortes marges de croissance. Mais j'ignore si cette tendance s'est confirmée.
 
La disette actuelle, provoquée par la hausse du prix des produits agricoles, réclame en tout cas des solutions à court terme.
 
Pour le long terme, il faut reconnaître que l'isolement de Cuba, île immédiatement voisine d'Haïti, est un handicap, car c'est vers Cuba que pourrait se tourner le plus naturellement le commerce de cabotage, bien plus que vers la République Dominicaine qu'on ne peut atteindre que par d'étroits chemins.
 
Peut-être les premiers changements à Cuba, perceptibles ces jours-ci, sont-ils donc porteurs d'espoir, non seulement pour Cuba, mais aussi pour Haïti... 

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21/04/2008

Connaître Haïti, suite 2.

On ne peut pas imaginer ce qu'est la vraie misère avant de l'avoir vue soi-même. C'est indescriptible.
 
En 1982, il y avait un vaste bidonville à l'entrée de Port-au-Prince, au nord de la ville, sans doute déjà Cité Soleil dont j'ai parlé plus haut. Il était fait de planches, de piquets, de tôles, de tout ce qu'on pouvait trouver. Lorsque j'ai quitté le pays, en août 1982, j'ai vu, en survolant la capitale, un grand panache de fumée noire : c'était un incendie qui dévastait ce bidonville. Il a fait trois cents morts et même pas une dépêche d'agence ; c'est au moins un effet utile de la mondialisation que ce genre de drames ne reste plus ignoré.
 
Quoiqu'il en soit, en dehors du bidonville, la ville ressemblait à une ville.
 
Vingt ans plus tard, ce n'était plus le cas : la ville était dévorée par le bidonville et celui-ci changeait d'aspect, voire de nature. On construisait désormais en dur, en parpaings, plus souvent dérobés qu'achetés d'ailleurs. Une marée de ciment se répandait par capillarité tout autour de la ville. Une sorte de casbah faite de ces cases cimentées. Des ruelles très étroites irriguent cet espace clos sur lui-même. Pas d'eau courante, pas d'électricité, pas d'égout, pas de... Rien. Rien que des gens qui choisissent un coin de terre, ne se préoccupent pas d'un éventuel titre de propriété, se munissent de matériaux et, résolument, bâtissent quelques mètres carrés dans lesquels vont s'entasser les membres de la famille. On cuisine plus souvent devant que dedans, quand on cuisine.
 
Et ces gens sans rien, qui s'inventaient un périmètre, se créaient aussi un commerce. Des flots de gens quasi-nues se promènent dans la ville, à pied, portant des objets ou des denrées à vendre. Les femmes en particulier, à l'africaine, portent des monceaux de choses posées sur le haut du crâne, avec un courage et une détermination admirables.
 
Des billets de banque crasseux passaient ainsi de main en main.
 
Le pouvoir politique encourageait l'appropriation des terres pour les bidonvilles. À vrai dire, encouragée ou non, cette activité n'aurait pu connaître ni frein ni remords : c'était organique.
 
Le pouvoir politique en question était le président Jean-Bertrand Aristide, qui a été bien vu du pouvoir en France sous Mitterrand en raison d'un quiproquo.
 
Cet homme avait d'abord été un prêtre catholique d'une congrégation particulière, les salésiens (du nom de François de Sales). Sous l'ère Duvalier, son église avait plusieurs fois été mitraillée, tuant des fidèles, mais lui en était toujours sorti vivant et même indemne, ce qui lui conférait une aura un peu magique dans un pays imprégné du vaudou. Il passait, formule bien connue, pour un "curé des bidonvilles". Quand Duvalier tomba, il apparut assez vite comme l'homme capable d'instaurer un régime plus juste que celui de la bourgeoisie jugée très conservatrice dans ce pays très inégalitaire et pauvre.
 
Il parvint à prendre le pouvoir par l'élection et c'est l'époque où il se rendit sympathique. Puis il fut renversé par l'armée, ce qui le rendit encore plus sympathique. Il se réfugia aux États-Unis. Il fut rétabli par ces mêmes États-Unis peu d'années plus tard. Hélas, l'homme avait changé.
 
D'une part, il s'était marié, ce qui avait tout naturellement conduit à le défroquer. Cela en soi n'était pas un mal, mais il y avait le reste.
 
On l'accusait de fortes corruptions. Et surtout, cet ancien prêtre prônait la violence sociale. Il disait à la télévision "J'aime l'odeur du père Lebrun". Le père Lebrun en question est le principal marchand de pneus d'Haïti et son odeur, c'était celle des pneus qu'on faisait brûler autour de gens vivants qui mouraient ainsi dans d'atroces souffrances, sans jugement, sans autre justification que le lynchage. C'était ignoble.
 
On disait aussi qu'il s'était acoquiné avec les traficants de drogue qui utilisaient beaucoup la proximité d'Haïti avec le territoire américain.
 
Bref, il ne développait guère son pays et les gens commencèrent à montrer leur lassitude : quelques mois avant mon arrivée, eut lieu l'élection présidentielle. Aristide obtint 90 % des voix. Un triomphe. Sauf que ... il n'y avait eu que ... 5 % (cinq pour cent) de participation. Il était temps que les choses se terminassent pour lui.
 
À la même époque, il commit d'ailleurs une erreur colossale (en vérité un crime) en séchant les maigres économies de la toute petite classe moyenne naissante, qui ne put ainsi pas envoyer ses enfants à l'école (qui est devenue payante après la chute de Duvalier). Il s'agissait d'une magouille absolument mafieuse qu'il avait encouragée sans vergogne. Les gens ne le lui pardonnèrent pas.
 
Dans l'été 2002, on en était là : l'impopularité d'Aristide devenait manifeste.
 
Il faut reconnaître à Dominique de Villepin d'avoir joué la juste partition dans cette affaire puisque quelques mois plus tard, c'est à l'initiative de la France qu'un drame fut évité, Aristide exfiltré et expédié en Afrique du Sud où Mandela daigna l'accueillir, et qu'une force de l'ONU fut déployée dans le pays, comprenant notamment des gendarmes français, les premiers soldats français à remettre les pieds en Haïti depuis l'indépendance, tout juste deux cents ans plus tôt.
 
Depuis cette époque, l'insécurité a d'abord beaucoup progressé, puis elle a décru, sous l'impulsion notamment de l'armée brésilienne qui sut intervenir avec tact contre les gangs.
 
Le pouvoir installé par l'ONU a fait ce qu'il a pu pour instaurer un semblant de gestion publique, mais les États qui s'étaient engagés à verser des aides nombreuses se sont fait tirer l'oreille pour tenir leurs promesses et, sans argent, le gouvernement n'a pas tenu.
 
La dernière élection présidentielle, débarrassée de l'ombre d'Aristide, a soulevé beaucoup d'espoir dans la population. L'élu est issu du parti fondé par Aristide lui-même : Lavalas ("L'avalanche"). Populaire, réputé intègre (son entourage un peu moins), il a su incarner une époque nouvelle.
 
Hélas, une fois de plus, sans argent, il ne sait pas faire face à la hausse des prix et à la recrudescence de misère qui en résulte.
 
Je donnerai demain, dans une dernière note, quelques perspectives sur l'économie haïtienne, nourries de ce que j'ai vu en 2002. 

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20/04/2008

Connaître Haïti, suite.

La citadelle du roi Christophe est un monument étonnant, classé patrimoine mondial de l'UNESCO. Il faut imaginer une forteresse anguleuse, lisse comme un tombeau, énorme, avec une proue comme un vaisseau, posée sur un pic en altitude. Des blocs de pierre énorme ont été acheminés jusque-là à dos d'hommes. C'est une sorte de pyramide du XIXe siècle, qui a coûté la vie à plus d'un ouvrier. Césaire en a donné une description ample dans sa "Tragédie du roi Christophe".
 
On y accède par un raidillon malcommode, à dos de mulet ou à pied : aucun autre moyen de transport n'est envisageable, s'auf l'hélicoptère - et il n'y avait aucun hélicoptère en Haïti en 1982. Nous avons donc enfourché les mulets et, sous un soleil cuisant (c'était l'été) sommes montés découvrir ce site exceptionnel.
 
Il a été bâti pour dissuader un retour éventuel de la France dans les années 1820. D'énormes canons de bronze y sont donc braqués vers la côte nord et ces canons ... portent les emblèmes de Bonaparte. Ce sont les canons laissés par l'armée française dans sa débâcle en 1803. Ils mesurent huit mètres de long et pèsent onze tonnes chacun.
 
En redescendant, on peut (on pouvait, en tout cas) s'arrêter au palais de Sans-Souci, réplique d'un palais européen homonyme. En fait, il reste les façades majestueuses et classiques d'un bel édifice qui a dû avoir fière allure.
 
Il n'y avait pas un touriste quand j'y fus, l'été n'est évidemment pas la saison où les gens se précipitent au soleil.
 
Nous sommes allés au sud, à Jacmel, une ville elle aussi d'aspect traditionnel, mais souriante et vivante, puis tout au fond de la péninsule sud de la République, près d'une petite ville nommée Les Cayes, sur une plage qui porte un nom de fromage (Port-Salut) mais qui vaut mieux que ça, car le sable y est d'une blondeur brûlante et la mer d'un turquoise très pâle. Là encore, personne, et nous passâmes un moment véritablement paradisiaque, seuls dans ce décor prodigieux.
 
Beaucoup de gens de la bourgeoisie possédaient des villas pieds dans l'eau dans la baie de Port-au-Prince. Nous avons passé là d'autres week-ends, noyés sous de gros moustiques noirs et sous un flot de bavardages en tous genres, mangeant les plats locaux comme le "riz dion-dion" (le dion-dion est un champignon noir) et buvant des jus plus ou moins alcoolisés et glacés.
 
Vingt ans plus tard, en 2002, je suis revenu en Haïti.
 
Changement complet d'atmosphère.
 
Tout d'abord, en 1982, l'avion était peu rempli pour le trajet entre Pointe-à-Pitre et Port-au-Prince, car on n'y trouvait que des gens aisés ou des touristes. En 2002, il regorgeait de gens de toutes conditions éparpillés aux quatre coins du monde et rentrant chez eux.
 
De 1982 à 2002, en vingt ans, la population avait pratiquement doublé, atteignant les huit millions d'habitants, augmentés d'une diaspora pléthorique. On estimait qu'un quart du PIB était constitué des rentrées d'invisibles procurés par cette diaspora qui envoyait de l'argent chez soi. On débattait pour savoir si elle comptait deux millions, trois millions ou quatre millions d'individus !
 
Il y a désormais des Haïtiens partout dans les Caraïbes, jusqu'en Guyane, mais aussi en Guadeloupe où leur dynamisme sans papiers crée des tensions, et bien sûr aux États-Unis, sans doute le deuxième contingent après la toute voisine République dominicaine. Il y a à Miami un quartier pauvre dénommé "Little Haiti".
 
Autre changement notable : l'insécurité. Dans l'avion, je lisais le bilan annuel du "Monde", pays par pays, une excellente publication traditionnelle. La fiche d'Haïti commençait par ces mots : "L'insécurité est devenue telle en Haïti que même les cartels colombiens s'en sont retirés".
 
Même les cartels colombiens...
 
Je dus pâlir en lisant cette phrase.
 
Je demandai à l'hôtesse si elle avait un parachute pour moi et si on pouvait ouvrir une porte un instant pour que je saute en vol. Il n'y a pas de marche arrière, sur un Airbus. Elle rit et m'indiqua que le film allait bientôt commencer, un dessin animé, "L'âge de glace", et que j'allais trouver ça très drôle.
 
Hahaha...
 
Mais tout de même...
 
Là où, en 1982, l'aéroport était pratiquement désert, il était envahi d'un flot de monde en 2002, des gens attendant des avions venus d'un peu partout.
 
Et nous ne prîmes pas la même route que vingt ans plus tôt pour gagner la montagne. On en avait fait une nouvelle et j'eus du mal à retrouver mes marques.
 
Ma soeur habitait le même quartier, mais une maison plus grande.
 
En 1982, Pétionville était une bourgade d'aspect maridional, avec un mail planté de platanes, des façades blanches ornées de balcons en fer forgé, personne dans les rues et beaucoup d'indolence bourgeoise.
 
Vingt ans plus tard, cette ville qui était en quelque sorte la banlieue chic de Port-au-Prince, était envahie de marchands en tous genres  qui campaient sur les trottoirs. Des tas d'immondices (qu'on appelle "fatras") jonchaient les chaussées, poussés vers la mer par les grosses pluies d'orage qui dévalent souvent de la montagne.
 
Il faut imaginer un craquement énorme et une pluie torrentielle, des gouttes invraisemblables, puis des flots qui descendent la pente à toute allure, s'engouffrent dans les rues, heurtent les monticules de déchets, les poussent, les décharnent, puis les renourrissent avec d'autres détritus ramassés plus haut, et ainsi de suite, de marche en marche, les mènent jusqu'au niveau de la mer, à Port-au-Prince, d'où, sans contrôle, ils finissent par s'envaser dans l'eau désormais crasseuse de la baie. C'est impensable.
 
De la même façon, entre 1982 et 2002, les chaussées avaient pratiquement disparu. Une rue est une succession de nids de poules, sauf quand les riverains se cotisent pour faire poser un macadam (ou un béton). Pas d'enlèvement des poubelles, pas de routes, pas de police, il n'y avait en fait plus d'État, plus de pouvoirs publics, en Haïti. Plus rien.
 
Dès lors, les deux articles qui s'y vendaient bien étaient le 4x4 et le fusil à pompe.
 
Essayez de vous représenter entrant dans votre supérette favorite sous l'oeil torve de deux gardes avachis sur leurs fusils à pompe, puis vous ouvrez des congélateurs pleins de viande crue et, là encore, des gardes promènent leurs fusils sous votre nez. On est à peine surpris que les patrons de la supérette soient ... libanais. Je suis allé au Liban en 1986, l'année des voitures piégées, boum, on s'y sentait presque plus en sécurité qu'en Haïti en 2002.
 
"Même les cartels colombiens..."
 
Il faut dire que les gens sont d'une telle pauvreté et d'un tel nombre que tout verrou a sauté.
 
Il n'était plus question d'aller au Cap-Haïtien en 2002 : trop dangereux.
 
Nous allâmes passer un week-end à la mer, entre Port-au-Prince et la ville remuante des Gonaïves. Pour nous y rendre, nous prîmes la route du nord, mais avec un détour pour éviter le vaste faubourg de "Cité Soleil" qui est une sorte de "cour des miracles" tenue par les gangs.
 
On nomme les brigands haïtiens (souvent des expulsés des prisons américaines où ils ont adopté la culture de la violence la plus effrayante) du mot poétique de "Zinglindo". "Attention aux Zinglindo" pourrait passer pour une citation de "Star Trek", mais pas du tout, c'est un avertissement contre une menace terrible.
 
Car on enlève les gens bien plus en Haïti que dans les années 1970 en Sicile. J'ai vu un jour un médecin dont le visage ressemblait à un picasso, le nez plus du tout au milieu du visage, les yeux dissymétriques, les oreilles travers, et des balafres dans tous les sens : un jour, des Zinglindo, venus de nulle part, sont apparus chez, lui, l'ont découpé à coups de machettes, lui ont dérobé ce qu'ils ont trouvé et sont repartis, le laissant pour mort. Il a survécu, mais dans quelles conditions.
 
À vrai dire, le brigandage est tel qu'il a aussi ses pieds-nickelés. Le beau-frère de ma soeur est médecin. Des gens sont venus l'enlever à son cabinet et ont réclamé une rançon. Ma soeur et la femme de cet homme se sont chargés des pourparlers. Elles ont dit placidement (en créole) : "bof, vous pouvez le garder". Panique chez les ravisseurs : que faire si les gens se foutent de ceux qu'on enlève ? En définitive, ils l'ont relâché contre un dédommagement très symbolique.
 
Dans Port-au-Prince même, le quartier de la librairie dont ma soeur a conservé les locaux n'est pratiquement plus accessible. Les rues n'y ressemblent plus à rien, envahies par des gens, des marchands, qui campent n'importe où, des immondices, des ruisseaux nauséabonds, et on voit des gens dans cette bauge, vêtus non plus du coton traditionnel, mais de maillots d'équipes de football (de préférence brésiliennes) en divers matériaux synthétiques, et de véritable guenilles sans forme ni couleur. Ceux que j'avais vus pauvres et miséreux en 1982 avaient trouvé le moyen de paraître encore plus pauvres, à la limite du néant.
 
La suite demain 

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19/04/2008

Connaître Haïti.

Haïti ne fait pas souvent parler de soi. C'est un petit État qui occupe un peu plus du tiers de l'iîle de Saint-Domingue (que l'on apppelle parfois Haïti aussi), l'autre partie étant occupée par la République dominicaine. Son étendue est à peu près celle de la Belgique, et sa population est à peu près celle de la Belgique aussi. Mais son PIB est l'un des cinq plus faibles du monde depuis des décennies.
 
Ce fut une colonie française de la fin du XVIIe siècle au début du XIXe, la plus riche de toutes, une fortune énorme : quand la République d'Haïti décida de dédommager les colons dépossédés, en 1825, elle versa à l'État français, chargé de répartir la somme entre les intéressés, non moins de 25 millions de Francs-or, soit un montant très supérieur à celui théoriquement fixé pour l'achat de la Louisiane par les États-Unis.
 
Ce dédommagement était d'autant plus énorme qu'en fait, depuis l'invention du sucre de betterave, la richesse d'Haïti, le sucre de canne, était condamnée. Le XIXe siècle fut d'ailleurs une véritable descente aux enfers pour ce pays. Il suffit de lire un texte assez extraordinaire de Philippe Soupault, "Le nègre", pour le comprendre.
 
En 1915, comme les Allemands devenaient un peu trop nombreux en Haïti, menaçant de faire basculer ce pays dans la Première Guerre mondiale, les États-Unis (alors neutres) intervinrent et s'assurèrent le contrôle d'Haïti jusqu'à leur entrée dans la Seconde Guerre Mondiale, en 1941, où ils lui rendirent sa liberté.
 
On l'ignore mais c'est à la République d'Haïti, toute fière de son indépendance retrouvée et toute douloureuse de vingt-cinq ans d'occupation américaine, que l'on doit le bilinguisme de travail de l'Organisation des Nations Unies. En effet, en 1944, lors de la conférence de San Francisco, il avait d'abord été admis que l'ONU parlerait anglais. Mais au moment où cette décision allait être entérinée, un homme se leva : c'était l'ambassadeur d'Haïti. Il dit :
 
- Ahem... excusez-moi, chers messieurs, mais ... voilà ... il se trouve que je ne parle pas l'anglais.
 
Il y eut un silence. Puis, par acclamation, il fut décidé que, bien entendu, le français, langue traditionnelle de la diplomatie, serait également la langue de travail des Nations Unies.
 
Mon premier séjour là-bas date de l'été 1982. Je venais d'obtenir mon bac et j'allai chez ma soeur, passer cinq semaines.
 
On habitait à flanc de montagne, au-dessus de la ville bourgeoise de Pétionville, et on descendait chaque jour travailler (enfin les autres, parce que moi, j'étais en vacances) dans les locaux de la plus ancienne librairie d'Haïti que ma soeur avait achetée : la "Caravelle" (en référence à Christophe Colomb qui a découvert l'île).
 
Les rues étaient à cette époque curieusement ornées d'immenses panneaux sur lesquels trônaient des phrases interminables et pontifiantes du jeune président à vie, Jean-Claude Duvalier. Celui-ci avait succédé à son père en 1971, à l'âge de dix-huit ans et c'était en fait sa mère qui gouvernait à sa place, solidement appuyée sur le réseau encore fort (quoique déclinant) des "Tontons Macoutes". En septembre 1982, il y aurait vingt-cinq ans que François Duvalier (surnommé "Papa Doc" parce qu'il était médecin) avait pris le pouvoir.
 
Le règne de Papa Doc s'était caractérisé par une terreur profonde. L'élite intellectuelle subit la mort ou parfois l'exil. On arrêtait les gens au petit matin, à la mode argentine (mais quinze ans avant cette pratique de la dictature), et on ne les revoyait jamais. Une ville entière, celle d'où partaient tous les mouvements culturels, Jérémie, fut décimée.
 
Parallèlement, le territoire fut mis en coupe réglée. La déforestation était très avancée dès l'époque coloniale, elle fut achevée par Papa Doc à son seul profit, notamment des forêts d'acajou très renommées qui couvraient des montagnes et dont l'abattage entraîna un ruissellement qui peu à peu, depuis, décharne et assèche les reliefs du pays.
 
Bébé Doc ayant succédé à son père, la nature du régime changea progressivement : au lieu d'une dictature populiste, il évolua vers un pouvoir autoritaire appuyé sur la bourgeoisie et sur les milieux économiques. Mais la liberté n'augmentait pas : quand on sortait chez des gens, ma soeur n'oubliait jamais de me rappeler de ne pas parler de politique. On ne savait jamais à qui l'on parlait...
 
Pour le reste, le séjour était agréable. La ville de Port-au-Prince est assez vaste, et a gardé dans son centre la trace de son plan colonial : larges avenues en plan orthogonal, beaucoup de végétation, et tout cela bien entretenu alors. Dans la rue, des gens très pauvres, mais gentils. Scandalisant un peu ma soeur, je me promenais à pied, un choix que je fais toujours depuis cette époque pour découvrir une ville et qui a failli donner une attaque à ma pauvre soeur quand je l'ai réitéré à Miami en 2002 (aux États-Unis, ça ne se fait pas du tout, c'est plus que louche). Il m'arrivait de me perdre et je demandais mon chemin à qui se trouvait là, n'oubliant jamais de remercier de l'info avec un billet d'un dollar comme on me l'avait conseillé. Un dollar permettait à une famille de vivre durant toute une semaine.
 
Car il faut le dire, dès cette époque, la pauvreté du pays était souvent insoutenable. Les gens très dignes, correctement habillés, chemises repassées, robes de coton soigneusement lavées dans le lit des cours d'eau, plis impeccables aux pantalons. Mais la misère, une misère à laquelle on ne s'habitue pas.
 
On est allé passer plusieurs week-ends en province : vers le nord, au Cap-Haïtien (l'ex-Cap-Français où se déroule une partie de mon roman), ou vers le sud à Jacmel et aux Cayes.
 
La route du nord est également un vestige de l'époque coloniale, bituminé depuis heureusement.
 
C'est là que, en traversant les petites villes, mon beau-frère préparait toujours quelques billets de 5 dollars, au cas où on aurait été "contrôlé" par la police, qui prélevait ainsi une sorte de douane occulte. Mon beau-frère (qui est haïtien) me disait aussi que, s'il arrivait qu'on écrasât un chien sur la route, il fallait surtout ne pas s'arrêter, pour ne pas risquer l'émeute, mais aller déclarer le fait au bureau de police suivant. Depuis cette époque, j'ai réfléchi à cette phrase et je pense que ce n'est pas seulement de chiens, qu'il parlait d'écraser accidentellement... Il faut dire que les gens ont tendance à marcher un peu n'importe où et n'importe comment.
 
Le Cap-Français ressemblait fort à ce qu'il avait dû être au temps de la colonie française, bien qu'il ait été incendié plusieurs fois dans les dix années qui ont précédé l'indépendance. Nous étions dans un hôtel qui évoquait les films des années 1930, avec une hélice au plafond pour brasser l'air, des fauteuils club fatigués, quatre ou cinq mètres sous plafond, un bar en acajou sombre et luisant, du whisky ordinaire, et un calme pesant. Les rues étaient désertes et poussiéreuses, le sol fait d'une matière grise et cendreuse, en fait un sable volcanique qui couvre la plupart des plages.
 
Assez vite, nous avons dû quitter le centre-ville pour monter dans la montagne (il y a des montagnes presque partout) vers un autre hôtel, beaucoup plus moderne, tout blanc, avec une piscine.
 
Sur la route du Cap se trouve LE site à visiter : la citadelle du roi Christophe et le palais de Sans-Souci...
 
La suite de ma carte postale demain... 

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28/01/2008

L'argent.

Pouvoir d'achat, subprimes, ruines boursières, plus que jamais l'argent étale sa toute-puissance sur nos écrans d'ordinateurs. Miroir aux alouettes, nerf de toutes les guerres, arme de tous les pouvoirs, but et instrument, l'argent cristallise nos rêves les plus désespérés comme les plus fanatiques. Il est tout, il peut tout. Comme le dit si bien Victor Hugo, il "produit la richesse en créant la misère".
 
Il n'a pas d'odeur, mais il a une logique et plus que toute autre, cette logique est implacable, incontournable, inexorable. Pour y satisfaire, on jette chaque jour des milliers de gens à la rue, on démantèle des entreprises sidérurgiques rentables, on pollue, on dévaste, on déforeste, on meurtrit, on contamine. On écrase. On pille.
 
Dans la profondeur de l'Afrique, des enfants sont payés quelques centimes pour extraire des cailloux qui, dès leur première vente, prendront le nom de "pierres précieuses", fileront à travers la jungle ou la forêt, le désert puis l'océan, qui jusqu'à Bangkok, qui jusqu'à Amsterdam, pour finir taillées et montées au cou d'une grosse dame ou, pire encore, au collier du chien acariâtre de la grosse dame aigre, en ayant volé sur un tapis de billets de banque.
 
Pour de l'uranium et du pétrole, des milliers d'enfants meurent au Darfour. Pour des diamants, des milliers d'enfants meurent au Congo. Pour des lignes comptables de multinationales, des milliers d'arbres tombent chaque jour au Brésil. Pour du pétrole, on fait fondre la glace du pôle et on prend le risque de tuer des centaines de milliers de pauvres gens, partout dans le monde, noyés par la montée des eaux, privés de leur terre cultivable. Pour je ne sais quelle folie, on a desséché une mer intérieure entière en Sibérie, creusant un immense désert dans une région fertile. Folie des hommes. Folie de l'argent.
 
Pour le confort de quelques-uns, on spolie, on bafoue, on humilie, on dépouille. On tue. On ne fait pas d'omelettes sans casser des oeufs.
 
Et les pauvres, sans cesse appauvris, pleurent et meurent. Et quand dans cette boue sanglante, dans cette misère lépreuse, dans ce monde brutal, une voix s'élève pour dire "l'argent pour tous", alors toutes les mains se tendent, tout le monde vient, accourt, rampe s'il le faut, écrase son voisin encore plus pauvre que soi, bouscule, se précipite et tend les mains pour la manne.
 
Lorsque je me trouvais en Haïti pour la dernière fois, l'été 2002, l'ex-père Aristide, un prêtre salésien défroqué et marié depuis qu'il était président du pays, avait lancé un vibrant appel à son peuple pour que les gens placent leur argent dans une chaîne de mini-banques pour très pauvres.
 
Il faut imaginer ce qu'est Haïti, depuis des décennies l'un des cinq pays les plus pauvres du monde. Il faut y être allé pour comprendre ce que signifiaient les mots du président qui devait tout aux pauvres : dans ces banques de quartier, nées de nulle part, on promettait des intérêts des comptes courants tout à fait mirobolants : 10% par mois, 15%, 50%, n'importe quoi. Et les pauvres, ces gens qui vivent dans la rue, qui vendent sur les trottoirs, qui n'ont rien, ne valent rien, ne peuvent rien, on tiré de leur absence de poches chacun quelques misérables billets de banque, souvent reçus d'un parent expatrié. En quelques mois, le système collecta l'équivalent de 80 millions de dollars américains, soit nettement plus de 10% du PIB annuel du pays.
 
Et bien entendu, ce n'était qu'une escroquerie, d'un type bien connu : on rémunère les premiers placements avec l'argent de la seconde vague et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'on ait asséché les liquidités potentielles. Alors, on met la clef sous la porte et personne ne retrouve plus sa mise de fond initiale, tout le monde est grugé, ruiné.
 
Et c'est le président des pauvres lui-même qui les avait lancés dans cette ténébreuse et monstrueuse affaire.
 
Quelques mois plus tard, il était renversé.
 
Aux États-Unis, dans un but peut-être louable, quelqu'un a eu l'idée de proposer à des quasi-SDF d'avoir enfin, et pour toujours, un toit, des murs à eux, une demeure, un pignon sur la rue, une vie, une vraie, à crédit.
 
Quel crédit !
 
Puis on a fait des paniers de créances de ces pauvres gens, de ces misérables à qui on a vendu un rêve qui devient cauchemar, ces créances, qui ne sont que du vent, sont devenues du rêve puis du cauchemar pour des gens plus riches, des morceaux de titres cotés en bourse, une goutte d'eau dans l'océan des placements financiers du monde, tout en réseau. Puis crac, la vérité est apparue : les pauvres sont pauvres, ils ne peuvent faire face ni à la hausse des taux ni même aux remboursements. Patatras. On ne sait pas bien combien va coûter ce cauchemar aux établissements financiers américains : selon les sources sérieuses, la fourchette évolue entre 400 milliards de dollars et des milliers de milliards (on croit rêver : des milliers de milliards !) de dollars.
 
Mais ceux qui ont créé le système ne s'en vont pas, ne perdent rien, tout juste un accroc de quelques semaines dans leur carrière. Ils balaient le revers de leur veston de tweed et, un peu contrariés, vont passer l'après-midi à jouer au golf, pour tenter d'oublier... ces petits tracas.
 
Quand Nicolas Sarkozy a dit "je serai le président du pouvoir d'achat", il n'a rien fait d'autre qu'Aristide, rien d'autre que les marchands de subprimes. Les électeurs du peuple, qui ont voté pour lui, s'apprêtent à le lui signifier avec colère. Il a menti. Et son mensonge ne profite qu'à des Lagardère, des Bouygues, des Dassault, des Bolloré, qui roulent carrosse en Ferrari et dînent à la table du roi président à Versailles l'Élysée, avant de passer leurs nuits dans la soie avec des top-modèles. On a pris l'argent des pauvres pour le donner à des milliardaires qui en ont déjà trop.
 
Sarkozy avait oublié de terminer sa phrase, son slogan de campagne, je la complète : "travailler plus pour gagner plus", certes, mais pour gagner plus "de misère".
 
"...qui produit la richesse en créant la misère".
 
Et vient l'affaire de la Société Générale.
 
Là, on atteint des sommets : 5 milliards d'Euros de pertes pour un seul établissement financier, dix fois le PIB d'Haïti, cinq millions de mois de SMIC, quatre cent mille ans de SMIC, la carrière entière de dix mille smicards, en une seule journée.
 
Pourquoi ? Parce qu'on a grugé, au fin fond de l'Arkansas, une famille de pauvres gens, en leur faisant miroiter une maison, un foyer, une vie meilleure. Les pauvres deux fois victimes, deux fois volés. Car qu'on le veuille ou non, le Bigouden Jérôme Kerviel n'est pas le vrai coupable de l'affaire : le vrai coupable, c'est la logique spéculative. Miser de l'argent comme aux courses, il faut bien que parfois, ça se termine mal.
 
Il jouait à la hausse. Sans l'aval de ses supérieurs ? Peut-être. L'enquête le dira. Peut-être.
 
Le scénario d'un trader qui végète dans l'ombre et qui, tel un savant fou, croit qu'il peut devenir l'inventeur génial d'une stratégie spéculative impériale, ce n'est pas totalement impossible, après tout. Pas totalement.
 
Vous me direz : après tout, dans l'affaire, c'est une banque et ses actionnaires, qui perdent. Tant pis pour eux, ils se referont une prochaine fois, ou bien ils échangeront leur Ferrari contre une Porsche.
 
Peut-être.
 
Mais ... comment dire ? Je n'y crois pas : pour récupérer leur mise de fond, les puissances financières vont trouver d'autres pigeons, c'est tout. 
 
Et si par hasard c'est la Société Générale elle-même qui a conduit de folles spéculations qu'elle fait endosser à un trader compréhensif, bientôt dédommagé en Suisse ou à Nassau, on s'en doute, eh bien, la vérité ne se fera jamais jour, le drame creusé dans la chair des pauvres restera impuni et la danse des milliards au rythme des misères reprendra. Deux fois plus fort, deux fois plus désespérée.
 
Et nous, qu'est-ce qu'on fait ?