Les dernières affaires relatives au contrôle des médias et le débat autour de l'entretien accordé par Daniel Carton à Quitterie Delmas renvoient à la même question : un commentateur peut-il être libre et impartial ?
Il doit l'être. C'est son obligation, sauf dans ce qu'on nomme la presse d'opinion.
Mais cette impartialité n'est-elle pas un leurre ?
Voilà un sujet de bac philo par excellence.
Rappelons-nous les termes juridiques qui peuvent nous guider dans ce domaine. Parmi les textes juridiques relatifs à l'expression de la volonté qui est la manifestation de la liberté de l'individu en société, on parle volontiers, depuis le code Napoléon, de "consentement libre et éclairé".
Ce consentement libre suppose par exemple que le jour d'un mariage, le fiancé ne porte aucune arme qui puisse suggérer qu'il exerce une contrainte sur la fiancée.
Ce consentement éclairé renvoie à deux miroirs : celui qui reçoit et celui qui émet.
Éclairé suppose que l'on soit d'abord éclairable. C'est au nom de cette notion que les incapables mentaux sont écartés des actes juridiques parfois les plus élémentaires (sauf d'ailleurs du vote), c'est aussi au nom de cette notion qu'une personne qui n'a pas toute sa tête au moment de commettre un forfait doit en être jugée innocente. Un amoureux passionné qui tue un rival, on le sait, a longtemps obtenu l'indulgence des jurys, même si aujourd'hui le caractère français est devenu plus prosaïque et moins perméable aux exaltations du romantisme, comme beaucoup d'illusions se sont enfuies sur l'état amoureux et ses stades.
Éclairé suppose aussi que l'on ait reçu la formation ou l'information nécessaire à la balance du jugement. Un marchand de voitures qui ne signalerait pas que le véhicule qu'il vend est une occasion et non une première main n'éclairerait pas son client. On note au passage que, dans les années 1990, le devoir d'informer a beaucoup augmenté pour les médecins (et surtout les chirurgiens) et les avocats, dont le rôle expose particulièrement les clients et patients.
Pour en revenir à nos journalistes, on voit bien que leur mission est donc d'éclairer ce qui est obscur. Ils doivent donner aux citoyens les info qui permettent à ceux-ci d'évaluer hommes et situations en connaissance de cause, les info que, d'où ils sont, les citoyens ne sont pas en mesure d'obtenir seuls, même grâce à l'outil qu'est désormais Internet.
Or pour donner ces info, il faut qu'ils les recueillent et pour qu'ils les recueillent, il faut qu'ils en aient l'envie et la liberté.
S'ils sont liés par des connivences d'intérêts au pouvoir politique, par exemple, auront-ils envie de dénicher les bonnes info ?
Et s'ils sont soumis au pouvoir politique ou économique, en auront-ils la liberté ?
Ceux qui défendent le système actuel d'endogamie entre les différents milieux de pouvoir le font presque toujours avec un argument qu'ils jugent imparable : l'impartialité, ça n'existe pas ; tout journaliste est forcément partisan, il pense et son opinion influe sur ce qu'il rapporte.
On a beau rétorquer que, si partisan soit-il, un bon journaliste peut s'effacer devant son sujet car le seul critère qui le guide est, lui, parfaitement objectif : qu'est-ce qui est une info et qu'est-ce qui n'en est pas ?
Une info, ce n'est pas discutable. Il y a des info plus ou moins importantes, plus ou moins éclairantes, mais une info, ce n'est pas subjectif, ça correspond à des critères intangibles que toutes les écoles de presse enseignent et auxquels les journalistes devraient pouvoir être toujours fidèles.
Dès lors, la question de l'impartialité du journaliste ne se poserait pas et il serait absurde et injuste d'avoir écarté Alain Duhamel des émissions politiques de la chaîne France 2 s'il est un bon journaliste : sa matière n'est pas subjective.
Malheureusement, et c'est l'enjeu du livre de Daniel Carton, la conception objectiviste de l'info a peu cours en France dans le domaine politique, on l'a d'ailleurs bien vu lors de la récente campagne présidentielle.
Et ce qui est intéressant dans les critiques que les internautes ont adressées à l'interview sur AgoraVox, c'est que Quitterie Delmas était mal placée pour critiquer ce système puisqu'elle en fait partie et qu'elle y est active, l'existence même de l'interview étant invoquée comme preuve de cette activité.
On mesure alors le vertige que donne cette mise en abîme de la critique contestée au nom de son auteure.
Et cependant, ce qui reste, c'est bien le résultat : la presse a peu fait écho au livre de Daniel Carton et, en le faisant connaître, Quitterie Delmas a bien accompli son devoir de citoyenne, à la fois comme actrice de la politique et comme électrice. Elle a prouvé qu'elle n'était pas prisonnière de la branche sur laquelle on l'accusait d'être assise et qu'elle désignait aux dents de la tronçonneuse.
Elle a donc bien joué un rôle de journaliste. Elle a même réinventé l'origine et la substance de cette notion : comme le dit Daniel Carton dans l'interview, "le journaliste a pour mission d'instruire". C'est son rôle social. Sa fonction dans la démocratie.
C'est l'occasion pour moi de citer une fois de plus Victor Hugo lorsqu'il dit que "quand tous ont accès aux lumières du savoir, alors est venu le temps de la démocratie".
Je cite ce texte en général pour dire qu'il n'y a pas de démocratie sans militantisme du savoir ; il n'y en a pas non plus sans militantisme de l'information qui est l'autre face du savoir.
C'est cette même et juste vision militante que défend Daniel Carton et c'est également cette même vision que Quitterie Delmas a servie par son interview sur AgoraVox qui mérite bien son titre de "média citoyen", locution qui devrait être redondante et qui, hélas, ne l'est pas.