Il y a aujourd'hui tout juste trente ans que René Goscinny est mort, le 5 novembre 1977.
Je me souviens parfaitement de l'annonce de son décès : on avait envie de gifler son cardiologue. Je venais d'avoir treize ans (l'avant-veille) et j'étais élève du lycée Janson à Paris. Quant on indiqua qu'il était mort d'une crise cardiaque chez son cardiologue, je supposai que celui-ci avait perdu toute sa clientèle d'un seul coup, que les gens n'entreraient plus chez lui qu'en tremblant, qu'en claquant des dents. C'était ridicule et triste, mourir du coeur en pédalant chez son cardiologue.
Bien sûr, dans l'oeuvre de Goscinny, il y avait une baisse de régime, les derniers albums d'Astérix et de Lucky Luke ne valaient pas les plus anciens, mais aucun scénariste de BD ne pouvait rivaliser avec l'extraordinaire génie du père d'Astérix. On achetait un album les yeux fermés, rien que parce qu'il était scénarisé par Goscinny, un label de rire garanti. On ne savait pas alors que Goscinny avait moins le coeur à rire en raison du cancer de sa femme (leur fille Anne a dit pour une amère plaisanterie que son père était "mort du cancer de (s)a mère"). On découvrait effaré que cette baisse de régime serait définitive. Et pour cause.
L'oeuvre de Goscinny repose sur trois piliers principaux : le Petit Nicolas, Lucky Luke et Astérix.
Le Petit Nicolas, j'avoue ne l'avoir jamais lu. Mais j'en ai toujours entendu parler avec émerveillement. Quand j'étais enfant, les camarades du Petit Nicolas faisaient partie des personnages que l'on pouvait se distribuer dans la cour de récréation au même titre que Zorro ou Fantômette (pour les filles). On en riait de cette joie ensoleillée que peuvent avoir les mioches. Et bien plus tard, en 2004, quand j'ai été mis dans le secret de la parution prochaine d'histoires inédites du Petit Nicolas, les quelques personnes à qui j'ai confié ce secret en ont eu instantanément les yeux brillants de joie. C'est un monument minuscule et intime, le Petit Nicolas ; ah, si seulement sa parution n'avait pas servi la candidature de Sarkozy !..
Le Petit Nicolas est une création personnelle de Goscinny ; Sempé l'a dit et redit au moment de la nouvelle parution : l'idée était déjà entière en Goscinny quand celui-ci a sollicité Sempé pour des dessins d'illustration.
Lucky Luke, au contraire, est né tout entier de l'imagination de Morris. C'est au bout de plusieurs albums que celui-ci, sentant les limites de sa création, a demandé du secours à Goscinny. Alors sont nés les cousins Dalton, Rantanplan, et tant d'autres qui comptent au moins pour moitié dans le succès de la série. Mais si Morris pouvait être bien reconnaissant envers Goscinny, l'inverse était vrai aussi, car les scénarii de Lucky Luke ont été le vrai sésame qui a permis à Goscinny d'entrer en BD.
Morris expliquait qu'au moment où il a "recruté" Goscinny, la fonction de scénariste n'était pas reconnue, le nom du seul dessinateur figurait sur l'oeuvre et c'est à peine si on rémunérait les écrivains.
Or pour Goscinny, l'accès à la BD était le commencement du rêve : élevé en Argentine (dans une famille d'ailleurs très engagée dans le sionisme), il avait voulu, peu après guerre, faire son trou à New-York dans les studios Disney, qui n'avaient pas voulu de lui. Il était reparti des États-Unis avec la déception d'un rêve d'adolescence brisé. Toute sa carrière allait le conduire à réaliser ses propres dessins animés (il ne le savait pas encore) et Lucky Luke était la première vraie marche de cet escalier.
Personnellement, je trouve que la plupart des meilleurs albums de Lucky Luke scénarisés par Goscinny sont parmi ceux parus chez Dupuis : "la Ville fantôme", "Billy the Kid", "des barbelés sur la prairie", par exemple, mais j'ai adoré recevoir comme cadeaux de Noël, à leur parution, "le pied tendre" et "chasseur de primes". Je les possède toujours et il m'arrive de les relire.
Je relis chaque année ses quinze chefs-d'oeuvre qui sont, de mon point de vue, les albums d'Astérix (dont Uderzo assume à juste titre la moitié de la paternité) à partir du "Tour de Gaule" jusqu'à "Astérix en Corse" inclus. Ces albums sont bons et hilarants de la première phrase au banquet final. Goscinny y glisse quantité de sa gourmandise : les calembours.
À côté de ces trois mastodontes, l'oeuvre de Goscinny se développe avec deux autres classiques, les Dingodossiers et Iznogoud qui est passé dans le langage courant parce que tout le monde connaît quelqu'un qui veut être "calife à la place du calife".
On peut y ajouter une poussière d'autres oeuvres, comme Oumpah Pah, Modeste et Pompon, d'autres moins connues comme "Jean Pistolet", tout un peuple qu'on peut rencontrer désormais à la librairie Goscinny, rue Goscinny, à Paris, à un jet de pierre de la Bibliothèque nationale de France, dans le XIIIe arrondissement.
Il y a eu aussi une série d'histoires courtes pour la télévision, toutes empreintes de son esprit incisif et malicieux, et bien sûr des scénarii de cinéma, notamment pour Pierre Tchernia ("le viager"). Bref, on se demande comment il faisait pour produire tant avec seulement vingt-quatre heures par jour (dont quelques-unes à dormir).
L'accouchement était chez lui toujours douloureux, solitaire, concentré, anxieux. Il écrivait sur une petite machine à écrire et ses dessinateurs recevaient leur copie à exécuter par la poste, sans commentaire.
Il leur arrivait fréquemment de pester, car Goscinny aimait leur lancer des défis en imaginant des scènes panoramiques et fourmillantes, ou bien des mouvements de foule compliqués que le dessin devait rendre. On pense à certaines scènes de bataille ou de bagarre. On pense aussi aux décors parfois grandioses.
Il ne riait plus guère, Goscinny. Les progrès de la maladie de sa femme augmentaient son anxiété. Les engagements financiers qu'il avait pris pour monter son studio de dessins animés l'angoissaient. Il menait de front Pilote et tant d'autres activités.
Il est mort âgé d'à peine plus de cinquante ans, laissant une veuve, Gilberte, qui a fondé le prix René Goscinny pour honorer un scénariste de BD chaque année, et une fille, Anne, née en plein mai '68, et devenue une romancière qui aurait fait la joie de son père.
Il a surtout laissé orphelins ses millions de lecteurs, en France, en Allemagne où Astérix est aussi vendu qu'en France, et finalement aux quatre coins du monde. Nous tous, ses orphelins.
Ils sont fous, ces orphelins.