La Réformation des Fouages de 1426 est un recensement de tous les chefs de famille bretons qui a eu lieu à l'initiative du duc "souverain" de la Bretagne dans les années 1426 et suivantes. Cette liste des foyers bretons avait (travers déjà français) un but fiscal, mais aussi un but militaire : ceux qui ne payaient pas l'impôt, s'ils n'étaient pas pauvres, étaient nobles. Pour les nobles, il y avait là l'occasion de préciser la nature de leurs terres et ce qui recevait le label "noble" entrait dans la portion du patrimoine qui devait être partagée noblement : deux tiers pour l'aîné, le troisième à partager équitablement entre les autres héritiers.
On imagine que ce document a été soigneusement conservé, qu'on en a fait des copies au moins partielles au XVIIe siècle et que, enfin, la révolution en a détruit la majeure partie, dans l'intention certes louable d'effacer une preuve des privilèges abolis, mais avec l'inconvénient de supprimer la trace majeure du peuple breton de cette époque.
Quoiqu'il en soit, ce document fleuve (200 000 chefs de familles répartis dans des dizaines de milliers de lieux-dits et des centaines de paroisses) est connu depuis l'origine par tous ceux qui ont écrit et réfléchi sur l'histoire de la Bretagne. Les collections des moines historiens de l'abbaye dite des "Blancs-Manteaux", à Paris, en contenaient au moins deux transcriptions détaillées (mais sans les contribuables roturiers), d'autres relevés ont été faits à diverses époques, en particulier celui connu sous le nom de leur propriétaire ancien, le chevalier de Boisgélin, détenu par la bibliothèque municipale de Saint-Brieuc et on en trouve des bribes à peu près partout.
Or fin 1995, je venais d'être élu adjoint au maire du XVIe arrondissement et ce mandat amusait un peu la société locale de mon coin breton, si bien qu'on cherchait à m'y rencontrer et que donc, comme je suis d'un naturel poli, on m'y rencontrait. On vit très vite que ce qui m'intéressait dans la vie, outre la littérature, était l'histoire. Et on me fit dîner avec des voisins que je connaissais un peu depuis une dizaine d'années.
Le mari, fort sympathique et un peu rêveur propriétaire d'un château digne de Walt Disney bâti par un émule de Viollet-le-Duc vers 1900, m'annonça qu'il possédait, plein son grenier, des masses de documents illisibles, car écrits en arabe.
En arabe ?
Voilà qui était étonnant. Le lendemain même, je montais avec précaution les marches vermoulues de ce manoir humide et déjà abîmé et je pénétrais dans le grenier en question.
Un foutoir innommable. Des parchemins partout, par terre, sur une table, dans des valises, sur des étagères, en vrac, dans tous les sens et de toutes les tailles.
Je consacrai près d'un mois (en plusieurs séjours) à trier tout ça et à faire des piles par commune (ou par paroisse ou trève à l'époque), isolant au passage tous les documents strictement familiaux : contrats de mariages, partages successoraux, minus de rachat (inventaires de successions) et autres diverses pièces qui illustraient la vie des nobles aux temps anciens.
Le fonds, particulièrement riche, regroupait l'historique de trois lignées cornouaillaises principales. Il s'échelonnait de la fin du XIVe siècle à la Révolution (et même au XIXe siècle pour les domaines demeurés aux héritiers).
L'été suivant, je passai des journées entières à empiler des pages de notes que je prenais en déchiffrant ces précieux grimoires. Je suis un paléographe autodidacte mais (sans fausse modestie) efficace.
Rentré à Paris, j'entrepris d'identifier les personnages dont il était question. Car sur les trois troncs principaux se greffaient des poussières de lignées de plus en plus ténues à mesure que l'on remontait dans le temps. Tel nobliau du XVe siècle fit un beau mariage local en épousant l'héritière (la "quenouille") d'une concentration de plusieurs terres opulentes et locales, chacune apportée par une lignée alors notable mais tombée dans l'oubli depuis ... six cents ans ...
Six cents ans, c'est à peu près le temps qui sépare l'empereur romain Domitien de Charlemagne, ou bien Hugues Capet d'Henri IV. C'est une période énorme. Et donc les noms que je trouvais ne figuraient plus nulle part depuis très longtemps, même la mémoire collective les avait effacés de ses tablettes. Ces gens étaient dans le néant.
Or comme la Bretagne partage avec la seule Gascogne la particularité sociologique d'avoir compté, sous l'Ancien Régime, plus de 5% de sa population qui était noble (pour une proportion ailleurs égale à 0,5% en général), un gros travailleur du XIXe siècle a eu l'idée de composer un "nobiliaire et armorial de Bretagne" ne comportant pas moins de 6000 patronymes. Je comparai donc ma liste avec sa recension et vis, avec d'abord effroi, puis avec gourmandise, qu'il ignorait absolument tout de la plupart des personnages dont il était question dans le fonds.
Poussant la curiosité, je trouvai assez vite l'existence de la Réformation de 1426. Mais pour la Cornouaille, il n'en existait que peu de fractions originales, on travaillait sur des transcriptions partielles du XVIIe siècle. Grâce à mes documents, je m'aperçus assez vite que ces transcriptions étaient erronnées, très fautives. J'établis donc une version solide.
Une fois cet effort accompli pour le quart de la Cornouaille historique couvert par le fonds du grenier, je ne pouvais décemment pas laisser le reste du territoire dans l'état navrant que je devinais. Je trouvai donc des sources, notamment publiques, et fis ailleurs ce que j'avais fait chez moi.
Puis comme je disposais d'une montagne d'une cinquantaine de classeurs de notes, je trouvai logique d'adjoindre une notice sur chacune des familles.
Sur les 530 notices sur des familles nobles de la Cornouaille médiévale, l'armorial breton de référence n'en connaissait que 240 ; d'un coup, je faisais plus que doubler le connu.
Je ne pouvais décemment non plus garder tout ça pour moi. C'est ainsi que je décidai de publier le premier tome de la Réformation, en adjoignant d'ailleurs des cahiers de blasons (ou plutôt d'écus) en couleur, 360 blasons là où l'armorial n'en connaissait que 240 à peine.
Et je travaille au quatrième tome de cette publication, que j'espère faire paraître en mars ou avril.