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27/05/2015

1945 : après l'épreuve, l'espérance

Quatre nouvelles figures de la Résistance rejoignent Jean Moulin au Panthéon. On se souvient de l'extraordinaire et inégalable discours de Malraux, saluant l'entrée de Moulin et de son cortège d'ombres dans le caveau d'honneur de la patrie reconnaissante. D'autres dépouilles mortelles y étaient déjà conservées, on en a mis d'autres encore depuis, comme un symptôme de la fièvre mémorielle qui tient la France alitée depuis quelques décennies.

Mais ne boudons pas l'événement : fièvre mémorielle peut-être. Personnages quand même. Figures, même. Deux martyrs : Pierre Brossolette et Jean Zay ; deux survivantes flamboyantes : Germaine Tillion et Geneviève de Gaulle. Deux hommes, deux femmes, un juif, une forcément gaulliste, les différents visages de la Résistance.

Le nom de Pierre Brossolette m'est familier. J'ai fait mes études secondaires dans un vieux lycée un peu décrépit mais alors plein de prestige, le lycée Janson, dans le XVIe arrondissement de Paris. Juste en face, rue de la Pompe, il y avait une librairie tenue par un homme aux cheveux gris, où j'achetais en général mes livres de classe. On ne faisait pas là la queue comme à la grande librairie Lamartine, qui faisait le coin de la rue suivante. Le libraire, costume gris, teint gris, tout à l'avenant, attendait la retraite. Sur sa petite librairie, on avait apposé une plaque officielle à la mémoire de Pierre Brossolette. Celui-ci nourrissait donc les conversations des élèves. Dans ces années 1970 finissantes, la Seconde Guerre Mondiale appartenait encore au passé récent. On disait que Brossolette, pour échapper à ses tortionnaires, s'était défenestré. Image impressionnante pour des gamins de douze ou treize ans.

Pierre Brossolette

Jean Zay fut l'un des grands ministres de l'Éducation et des Beaux-Arts, comme l'on disait à l'époque. Et j'écume à l'avance de l'odieuse récupération que Hollande ne pourra s'empêcher de faire de sa mémoire au soutien de la déshonorante et néfaste réforme du collège qu'il tente de faire ingurgiter par notre pauvre France fatiguée.

Germaine Tillion et Geneviève de Gaulle me fournissent l'occasion de dire un mot sur cet après-guerre dont nous célébrons en ce moment le soixante-dixième anniversaire. On a rarement connu femmes plus lumineuses que ces deux-là, plus engagées dans leur époque, plus sereines devant les énigmes du monde. Elles n'étaient pas seules, en 1945. L'essentiel de la Résistance était de ce bois-là. Le principe même de la résistance intérieure reposait sur un idéalisme forcené, et c'est une génération entière qui est sortie de la guerre comme forgée par l'épreuve du feu.

Il y avait longtemps que les grands mots de l'idéal n'avaient plus résonné dans les couloirs de la République. Avec cette génération de résistants, ils fusaient partout. Idéalisme que rien ne pouvait retenir, même pas les vilaines manies accumulées pendant la longue et lente agonie de la IIIe République. Idéalisme, l'appropriation des groupes de presse par leurs journalistes, et l'interdiction de la propriété des journaux faite aux marchands d'armes et aux maîtres de forges. Idéalisme, les ordonnances de 1945. Idéalisme peut-être au point de ne pas comprendre ce qui se passait en Algérie et en Indochine. Idéalisme dans une France interrogée par elle-même.

Il est un peu effrayant d'entendre une dernière fois ces voix éteintes, ces voix de femmes qui ont connu les camps de concentration nazis, qui en sont revenues, et dont on a l'impression que le témoignage nous a prémunis pendant des décennies de sombrer de nouveau dans l'épouvante. Ce chemin de sept décennies, la fin de l'erreur coloniale, la construction hésitante de l'ensemble européen, la reconstruction de la France, puis l'érosion de ses idéaux, rongés par la cupidité et par l'instinct de destruction, tout cela semblait protégé par leur témoignage.

Et maintenant ? Maintenant qu'il n'y a plus, dans les sphères du pouvoir, personne pour porter l'idéal, que va-t-il se passer ? Vers quel brouillard nous laisserons-nous conduire ? Et maintenant ? Maintenant que des forces historiques d'envergure tellurique réclament leur poids de sang, maintenant que la folie barbare de la guerre totale campe de nouveau sous nos portes, avec son lot farouche de massacres et d'ignominies, l'éruption de la haine ne trouvera plus ces voix claires, échappées du charnier, pour repousser l'abjection et pour retenir les cris de mort. En trouverons-nous d'autres ?

C'est plus que des martyrs et des héroïnes, qui entrent au Panthéon aujourd'hui. C'est toute une époque que l'on ensevelit avec eux et avec elles. Toute une page qui se referme, ne laissant devant nous que, selon l'expression de Georges Bidault, "l'avenir, où l'espérance et l'effroi se rencontrent au miroir des énigmes".

26/05/2008

Pierre Bolotte est mort.

J'ai parlé l'autre jour de Pierre Bolotte à propos de mai 1958. À vrai dire, je croyais qu'il était déjà mort, n'en ayant eu aucune nouvelle depuis 2001. Il avait dépassé les 85 ans, étant né en 1921 ou 1922.
 
Il termina sa carrière en étant adjoint au maire du XVIe arrondissement de Paris en même temps que moi, nous partagions un petit bureau à la mairie du XVIe, il se racontait un peu, me conseillait (sans grand succès, car je n'avais pas sa conception des choses). Il me parlait en particulier d'un grand ancien de la famille Démocrate, qui fut président du Conseil National de la Résistance et président du conseil sous la IVe république : Georges Bidault.
 
Bidault avait été son professeur, puis son patron, quand Bolotte avait été affecté à son cabinet ministériel. Il y avait débuté sa carrière administrative après être passé par l'École de la France d'Outremer, un établissement qui n'existe plus, puisqu'il était lié à l'empire colonial. Après la fin de l'empire en 1960, Bolotte fut reversé dans la préfectorale. Il s'était adapté à la période gaulliste, mais son estime pour Bidault n'avait jamais faibli (il n'approuvait cependant pas, on s'en doute, la dérive vers l'OAS).
 
Après avoir été, comme je l'ai écrit, secrétaire général de la préfecture d'Alger en 1958, Bolotte s'en alla créer une administration du département de la Guadeloupe, où il resta plusieurs années, ce qui l'amena à travailler d'assez près avec les plus hautes autorités de l'État, dont de Gaulle, qu'il décrivait très gêné par une quasi-cécité.
 
Il avait terminé sa carrière administrative comme préfet de la région Haute-Normandie dont Lecanuet était alors le président, dans les années 1980. C'est à cette époque que j'ai fait sa connaissance, lors d'une réunion du conseil départemental du CDS, au Sénat (le président de la fédération était alors directeur de cabinet du président du Sénat, Alain Poher). Les centristes avaient une sorte d'atavisme pavlovien pour la décentralisation, qui collait d'assez près avec leur mentalité de notables de petits patelins. Même lors d'une réunion de la fédération parisienne, on répétait donc "la décentralisation, la décentralisation", en quelque sorte comme des cabris du terroir.
 
Alors, levant la main, puis se levant tout à fait, dépliant sa longue silhouette et son style un peu désuet, lissant sa moustache clairsemée, Bolotte intervint. Il dit :
 
- Permettez qu'un préfet ajoute "et la déconcentration", car il n'y a pas de bonne décentralisation sans déconcentration.
 
Forte approbation, puis "la décentralisation, la décentralisation".
 
Bolotte venait de devenir adjoint au maire du XVIe arrondissement, chargé des finances et de l'urbanisme. Le maire était Georges Mesmin, l'un des quinze députés élus sur une ligne indépendante par le Centre Démocrate en 1973. Dans un parti (le CDS) dont les rênes appartenaient désormais aux autres centristes, ceux qui en 1973 couraient sous les couleurs de l'UDR avec un pins CDP, Mesmin et Bolotte se signalaient comme vestiges du courant indépendant et proche de Lecanuet.
 
Mais en 1989, Lecanuet s'était rappoché de Chirac. Mesmin avait accepté de faire liste commune avec les chiraquiens pour les municipales (qui se déroulent par arrondissement à Paris) et avait eu la présomption de ne pas écouter Chirac qui lui disait "Vous aurez la tête de liste ou la mairie mais pas les deux". Mesmin avait pris la tête de liste, comptant fort obtenir la mairie quand même.
 
Les chiraquiens avaient profité des divisions de l'UDF d'alors, les libéraux (Pierre-Christian Taittinger, qui d'ailleurs avait débuté au CNI avant de passer par l'UNR puis par l'UDR, et l'autre député du XVIe, Gilbert Gantier) se montrant heureux de récupérer la mairie.
 
J'ignore quelles dissensions agitaient l'entourage de Mesmin. Toujours est-il que celui-ci avait désavoué plusieurs de ses adjoints sortants, dont Bolotte. Ce dernier, profitant de l'isolement politique de Mesmin (qui s'était éloigné autant de Lecanuet que du CDS alors dirigé par Méhaignerie), accepta la négociation qu'on lui proposait et demeura ainsi adjoint au maire du XVIe chargé des finances et de l'urbanisme lors des deux premiers mandats de maire de Pierre-Christian Taittinger.
 
C'est à ce poste que je l'ai connu de près, lors de la mandature 1995-2001, Jean Tibéri étant maire de Paris.
 
Bolotte avait une très grande connaissance du fonctionnement administratif, plusieurs hauts responsables de l'administration parisienne avaient servi sous ses ordres au cours de leur carrière. Il savait donc actionner les services comme personne. Plus encore, l'adjoint au maire de Paris chargé des finances (je crois que c'était alors Camille Cabana) avait été son subordonné direct, ce qui lui permettait diverses privautés budgétaires dont l'arrondissement n'a pas eu à se plaindre.
 
En politique, il était conservateur et chrétien, héritier de son maître Bidault, qui cependant avait des idées plus avancées. Dans sa gestion, il n'était dupe de rien et ne manquait jamais une remarque acide sur la petitesse des personnages (dont beaucoup de promoteurs immobiliers) que ses fonctions l'amenaient à rencontrer. Je crois qu'il avait une réelle affection pour Pierre-Christian Taittinger.
 
Dans les deux dernières années de notre travail commun, il m'expliquait qu'il rangeait ses papiers et qu'il enregistrait et écrivait le témoignage de ses souvenirs. C'est ainsi qu'il m'avait parlé de mai 1958.
 
Claude Goasguen lui avait obtenu la cravate de commandeur de la Légion d'Honneur.
 
C'était un grand serviteur de l'État.