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28/01/2008

L'argent.

Pouvoir d'achat, subprimes, ruines boursières, plus que jamais l'argent étale sa toute-puissance sur nos écrans d'ordinateurs. Miroir aux alouettes, nerf de toutes les guerres, arme de tous les pouvoirs, but et instrument, l'argent cristallise nos rêves les plus désespérés comme les plus fanatiques. Il est tout, il peut tout. Comme le dit si bien Victor Hugo, il "produit la richesse en créant la misère".
 
Il n'a pas d'odeur, mais il a une logique et plus que toute autre, cette logique est implacable, incontournable, inexorable. Pour y satisfaire, on jette chaque jour des milliers de gens à la rue, on démantèle des entreprises sidérurgiques rentables, on pollue, on dévaste, on déforeste, on meurtrit, on contamine. On écrase. On pille.
 
Dans la profondeur de l'Afrique, des enfants sont payés quelques centimes pour extraire des cailloux qui, dès leur première vente, prendront le nom de "pierres précieuses", fileront à travers la jungle ou la forêt, le désert puis l'océan, qui jusqu'à Bangkok, qui jusqu'à Amsterdam, pour finir taillées et montées au cou d'une grosse dame ou, pire encore, au collier du chien acariâtre de la grosse dame aigre, en ayant volé sur un tapis de billets de banque.
 
Pour de l'uranium et du pétrole, des milliers d'enfants meurent au Darfour. Pour des diamants, des milliers d'enfants meurent au Congo. Pour des lignes comptables de multinationales, des milliers d'arbres tombent chaque jour au Brésil. Pour du pétrole, on fait fondre la glace du pôle et on prend le risque de tuer des centaines de milliers de pauvres gens, partout dans le monde, noyés par la montée des eaux, privés de leur terre cultivable. Pour je ne sais quelle folie, on a desséché une mer intérieure entière en Sibérie, creusant un immense désert dans une région fertile. Folie des hommes. Folie de l'argent.
 
Pour le confort de quelques-uns, on spolie, on bafoue, on humilie, on dépouille. On tue. On ne fait pas d'omelettes sans casser des oeufs.
 
Et les pauvres, sans cesse appauvris, pleurent et meurent. Et quand dans cette boue sanglante, dans cette misère lépreuse, dans ce monde brutal, une voix s'élève pour dire "l'argent pour tous", alors toutes les mains se tendent, tout le monde vient, accourt, rampe s'il le faut, écrase son voisin encore plus pauvre que soi, bouscule, se précipite et tend les mains pour la manne.
 
Lorsque je me trouvais en Haïti pour la dernière fois, l'été 2002, l'ex-père Aristide, un prêtre salésien défroqué et marié depuis qu'il était président du pays, avait lancé un vibrant appel à son peuple pour que les gens placent leur argent dans une chaîne de mini-banques pour très pauvres.
 
Il faut imaginer ce qu'est Haïti, depuis des décennies l'un des cinq pays les plus pauvres du monde. Il faut y être allé pour comprendre ce que signifiaient les mots du président qui devait tout aux pauvres : dans ces banques de quartier, nées de nulle part, on promettait des intérêts des comptes courants tout à fait mirobolants : 10% par mois, 15%, 50%, n'importe quoi. Et les pauvres, ces gens qui vivent dans la rue, qui vendent sur les trottoirs, qui n'ont rien, ne valent rien, ne peuvent rien, on tiré de leur absence de poches chacun quelques misérables billets de banque, souvent reçus d'un parent expatrié. En quelques mois, le système collecta l'équivalent de 80 millions de dollars américains, soit nettement plus de 10% du PIB annuel du pays.
 
Et bien entendu, ce n'était qu'une escroquerie, d'un type bien connu : on rémunère les premiers placements avec l'argent de la seconde vague et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'on ait asséché les liquidités potentielles. Alors, on met la clef sous la porte et personne ne retrouve plus sa mise de fond initiale, tout le monde est grugé, ruiné.
 
Et c'est le président des pauvres lui-même qui les avait lancés dans cette ténébreuse et monstrueuse affaire.
 
Quelques mois plus tard, il était renversé.
 
Aux États-Unis, dans un but peut-être louable, quelqu'un a eu l'idée de proposer à des quasi-SDF d'avoir enfin, et pour toujours, un toit, des murs à eux, une demeure, un pignon sur la rue, une vie, une vraie, à crédit.
 
Quel crédit !
 
Puis on a fait des paniers de créances de ces pauvres gens, de ces misérables à qui on a vendu un rêve qui devient cauchemar, ces créances, qui ne sont que du vent, sont devenues du rêve puis du cauchemar pour des gens plus riches, des morceaux de titres cotés en bourse, une goutte d'eau dans l'océan des placements financiers du monde, tout en réseau. Puis crac, la vérité est apparue : les pauvres sont pauvres, ils ne peuvent faire face ni à la hausse des taux ni même aux remboursements. Patatras. On ne sait pas bien combien va coûter ce cauchemar aux établissements financiers américains : selon les sources sérieuses, la fourchette évolue entre 400 milliards de dollars et des milliers de milliards (on croit rêver : des milliers de milliards !) de dollars.
 
Mais ceux qui ont créé le système ne s'en vont pas, ne perdent rien, tout juste un accroc de quelques semaines dans leur carrière. Ils balaient le revers de leur veston de tweed et, un peu contrariés, vont passer l'après-midi à jouer au golf, pour tenter d'oublier... ces petits tracas.
 
Quand Nicolas Sarkozy a dit "je serai le président du pouvoir d'achat", il n'a rien fait d'autre qu'Aristide, rien d'autre que les marchands de subprimes. Les électeurs du peuple, qui ont voté pour lui, s'apprêtent à le lui signifier avec colère. Il a menti. Et son mensonge ne profite qu'à des Lagardère, des Bouygues, des Dassault, des Bolloré, qui roulent carrosse en Ferrari et dînent à la table du roi président à Versailles l'Élysée, avant de passer leurs nuits dans la soie avec des top-modèles. On a pris l'argent des pauvres pour le donner à des milliardaires qui en ont déjà trop.
 
Sarkozy avait oublié de terminer sa phrase, son slogan de campagne, je la complète : "travailler plus pour gagner plus", certes, mais pour gagner plus "de misère".
 
"...qui produit la richesse en créant la misère".
 
Et vient l'affaire de la Société Générale.
 
Là, on atteint des sommets : 5 milliards d'Euros de pertes pour un seul établissement financier, dix fois le PIB d'Haïti, cinq millions de mois de SMIC, quatre cent mille ans de SMIC, la carrière entière de dix mille smicards, en une seule journée.
 
Pourquoi ? Parce qu'on a grugé, au fin fond de l'Arkansas, une famille de pauvres gens, en leur faisant miroiter une maison, un foyer, une vie meilleure. Les pauvres deux fois victimes, deux fois volés. Car qu'on le veuille ou non, le Bigouden Jérôme Kerviel n'est pas le vrai coupable de l'affaire : le vrai coupable, c'est la logique spéculative. Miser de l'argent comme aux courses, il faut bien que parfois, ça se termine mal.
 
Il jouait à la hausse. Sans l'aval de ses supérieurs ? Peut-être. L'enquête le dira. Peut-être.
 
Le scénario d'un trader qui végète dans l'ombre et qui, tel un savant fou, croit qu'il peut devenir l'inventeur génial d'une stratégie spéculative impériale, ce n'est pas totalement impossible, après tout. Pas totalement.
 
Vous me direz : après tout, dans l'affaire, c'est une banque et ses actionnaires, qui perdent. Tant pis pour eux, ils se referont une prochaine fois, ou bien ils échangeront leur Ferrari contre une Porsche.
 
Peut-être.
 
Mais ... comment dire ? Je n'y crois pas : pour récupérer leur mise de fond, les puissances financières vont trouver d'autres pigeons, c'est tout. 
 
Et si par hasard c'est la Société Générale elle-même qui a conduit de folles spéculations qu'elle fait endosser à un trader compréhensif, bientôt dédommagé en Suisse ou à Nassau, on s'en doute, eh bien, la vérité ne se fera jamais jour, le drame creusé dans la chair des pauvres restera impuni et la danse des milliards au rythme des misères reprendra. Deux fois plus fort, deux fois plus désespérée.
 
Et nous, qu'est-ce qu'on fait ? 

Commentaires

Ton plus beau billet Hervé.
Cette crise est loin d'être terminée pour les plus pauvres.
C'est surement cette différence de rythme qui est la plus injuste, la crise asiatique a touché le système banquaire pendant quelques semaines, les citoyens taïwanais, coréens...pendant des années.

Cette fois le système semble vouloir s'en prendre aux plus fragiles des citoyens du monde occidental, nous n'avons plus les moyens de faire endosser les frais de notre spéculation aux citoyens des pays en voie de développement, qu'est-ce que cela va entraîner comme réaction dans nos pays riches ? Du protectionnisme ? Des dérives dirigistes ? Non pas une régulation du marché, mais une politique du plus fort ? Un sytème capitaliste à la Poutine à l'échelle planétaire, alliant capitalisme, politique sécuritaire et nationaliste et disparition des citoyens de la vie publique (le débat démocratique étant remplacé par le débat d'experts et les professionnels de la politique) ? L'absence (ou l'échec) d'une répartition négociée des ressources, des émissions polluantes ne venant que renforcer cette tendance.

Que peut-on faire ?

Écrit par : nef | 29/01/2008

Très bonne analyse Hervé. Les marchands de rêves nous enfoncent toujours un peu plus dans la déception. Ce n'est pas de rêves dont nous avons besoin, mais d'espoir. Le rêve c'est l'idée que l'idéal est possible demain, l'espoir c'est la conviction qu'on peut changer les choses mais que rien n'est acquis

philippe

Écrit par : philippe | 29/01/2008

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