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27/01/2015

À toi, Marie-Anne, qui sauvas un juif

Le jour de la commémoration de la libération des camps de la mort nazis, je n'ai pas envie de reparler de mon grand-père, Édouard Torchet, résistant dans le réseau Libération Vengeur dès 1940, réseau qui se fondit dans Ceux de la Libération au bout d'un an ou deux, je n'ai pas envie non plus d'évoquer mon autre grand-père, Jean Chauvel, qui, dans la clandestinité, condamné à mort par contumace par les occupants allemands, dirigea le groupe d'études des Affaires Étrangères qui préparait l'après-guerre. Non, il me semble qu'il faut parler de quelqu'un qui a fait plus directement pour sauver un juif : Marie-Anne.

marie-anne brassaï.jpeg

La photo que je reproduis ici a été prise par le célèbre photographe Brassaï. Voici pourquoi.

Marie-Anne, née Derrien, fille d'un haut fonctionnaire du Second Empire reconverti dans l'industrie, naquit dans le Finistère, sans doute à Pont-l'Abbé, en 1877. Elle venait après sa sœur aînée, qui était la mère de Jean Chauvel cité plus haut, et après leur frère Marcel, croix de guerre 14-18 et maire de Loctudy (Finistère). Elle avait seize ans lorsque ses parents moururent, quelques mois l'un après l'autre. Vers la vingtaine, elle épousa l'un des représentants d'une famille qui construisait des voitures automobiles, l'industriel Pierre Delaunay-Belleville. Elle lui donna quatre enfants : Yves et Yvonne, Jacques et Jacqueline. Au choix des prénoms, on mesure le caractère déjà fantasque de cette jeune mère.

Après ces quatre couches en huit ans, il apparut vite qu'elle n'était guère douée pour la vie bourgeoise. Quelques années plus tard, elle se sépara de son époux qui lui laissa les biens fonciers achetés ensemble, un confort suffisant. Livrée à elle-même, elle s'abandonna aux talents artistiques qui étaient sa vraie vocation comme ils furent celle de son frère cadet Georges.

Mélomane comme toute sa famille, mais réellement douée pour le piano, Marie-Anne se fit pianiste. Après l'Armistice de 1918, elle partit en tournée dans toute l'Europe, en Roumanie en particulier. C'est là, au cours d'une tournée, qu'elle découvrit le futur Brassaï. Elle lui conseilla de venir à Paris. Il vint. Elle l'hébergea et, pour lui donner quelque chose à faire, le chargea de remuer l'épais désordre qu'elle entretenait chez elle. Il déménagea son fourbi. Elle le surnomma "Fourbi".

À cette époque, à Paris, elle fut l'un des piliers de la Coupole. Elle y passait ses journées au milieu de l'effervescence exceptionnelle que cette brasserie devenue mythique connaissait à cette époque.

Elle n'eut pas que des bonheurs : dans ces années 1920, elle perdit trois de ses quatre enfants, qui moururent dans des accidents d'avion ou de voiture. Sa dernière fille survivante, Jacqueline, se maria en 1929, mais perdit son mari six mois à peine après la naissance de leur fils unique. Quelques années plus tard, Jacqueline se remaria au général Pechkoff, fils probable du poète russe Gorki, et diplomate français.

Lorsque l'armée française s'effondra, en 1940, Marie-Anne vivait en bourgeoise excentrique dans le XVIe arrondissement de Paris. Elle se fournissait régulièrement chez un épicier oriental de quartier, un juif russe. L'employé de ce juif russe tranchait le saumon fumé comme personne. Il obtenait des tranches fines comme du papier à cigarette, le sommet du raffinement. On le connaissait (et je l'ai connu quarante ans plus tard) sous le nom de "Monsieur Victor". Monsieur Victor était juif, lui aussi.

Marie-Anne, qui avait voyagé en Europe et qui savait ce qui s'y passait, prit Monsieur Victor chez elle, tout au fond de son appartement qui, je crois, se situait rue de la Pompe, près de l'école Gerson. Elle cacha Monsieur Victor dans une pièce du fond de son appartement pendant toute la guerre, sans hésiter. Elle le sauva.

Je ne suis pas sûr que ses voisins aient aimé apprendre ces faits à la Libération, car elle quitta la rue de la Pompe dans les mois qui suivirent la Libération, pour s'installer à Montmartre dans un atelier perché en haut d'un invraisemblable colimaçon escarpé et bancal. Elle se fit évidemment remarquer, car il fallut faire des trous dans les murs pour faire passer son piano qui ne la quittait jamais.

Un soir de 1946, elle mit du lait sur le feu puis, fatiguée, s'allongea un moment. Le lait déborda, éteignit le feu, le gaz se répandit, et elle ne se réveilla jamais. La mort de cette extraordinaire personne fut aussi surréaliste que les instants les plus forts de sa vie : le cercueil ne passait pas dans le colimaçon, le tragique tournait au grotesque. Il fallut mettre la caisse debout pour lui faire descendre l'étage crucial, et je passe sur certains détails macabres. Car le plus terrible suivit. Il y avait une fête foraine en bas de Montmartre, près de chez elle. Le corbillard n'avait pu se garer que de l'autre côté des manèges et des boutiques à frites. Le cortège funèbre traversa la foule, les rires, les lumières, les flammes, à la manière de ces enterrements de pacotille qu'elle avait vus cent fois à Montparnasse et au Quartier Latin, dans les années 1920, à la manière d'un bal des Gad'z'Arts. Mais là, aucune femme nue ne se dressa subitement du cercueil en jouant de la trompette.

Je crois que Marie-Anne est enterrée à Loctudy, dans sa tombe familiale, près de son père et de ses enfants. Elle n'a pas sauvé des millions de juifs, mais au moins elle en a sauvé un. Il en aurait fallu près de six millions comme elle.

08:03 | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : juif, résistance, brassaï, pechkoff, gorki | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

25/01/2015

Étranges doubles jeux diplomatiques

Sur le papier, tout est simple. En apparence, tout est clair. En réalité, la diplomatie se joue dans les couloirs, elle s'y est toujours jouée, et avec l'évolution des démocraties, elle se joue de plus en plus en amont des urnes. En politique et en démocratie, c'est souvent celui qui a le plus d'argent qui gagne, et il y a deux catégories de puissances financières qui peuvent s'acheter des candidats : les mastodontes économiques et les États. Les liens supposés avoir uni Sarkozy à feu Khadhafi résument ce que j'entends par là.

Au Proche Orient, la diplomatie française plonge depuis la chute de Saddam Hussein. L'Irak était devenu notre principal allié occulte au Moyen Orient depuis 1970. La Compagnie Française des Pétroles (CFP devenue Total) contrôlait en 1970 la majorité du pétrole extrait dans ce pays. Mais Saddam, arrivé au pouvoir à la fin des années 1970, se montra l'adversaire le plus résolu et le plus dangereux d'Israël, ce qui fragilisait cette diplomatie occulte, qui resta protégée pendant de longues années par la tragédie négligée qu'a été la guerre Irak-Iran.

Après la fin de ce conflit, il devint vite difficile d'empêcher le chef de l'Irak de s'enfoncer dans l'impasse de la répression, et encore plus de l'empêcher de tomber dans le panneau que lui tendaient les États-Unis. La suite est connue, ce fut la première guerre du Golfe, où les Occidentaux, financés par les pétromonarchies, renversèrent un régime laïque pour le remplacer par ... par rien, en fait.

Le président Chirac, qui arriva ensuite, donna justice aux survivants de la Shoah en reconnaissant le rôle de la machine d'État dans la Déportation, mais il n'était pas un ami d'Israël. Il fut au bord de la guerre avec ce pays en raison des affaires libanaises. Son allié dans la région se nommait Hariri, un milliardaire musulman sunnite et libano-séoudien dont les connexions ont reçu peu de publicité jusqu'ici. Puisque Chirac piochait chez les Séoudiens, Sarkozy alla se servir chez les rivaux de ceux-ci, au Qatar, et c'est là que commence le plus troublant des doubles jeux diplomatiques récents, d'autant plus troublant qu'il perdure.

Sur le papier, tout est simple : Israël a un ennemi principal : le Hamas, mouvement palestinien minoritaire en Palestine entière, mais majoritaire dans la Bande de Gaza. Or le Hamas est financé grandement par le Qatar. Donc le Qatar est le principal ennemi d'Israël ? Heu, non, en fait. Car la droite israélienne appuie un responsable politique français, l'ancien président de la République Nicolas Sarkozy, et celui-ci est réputé l'allié et le conseiller le plus intime de l'émir du Qatar. Résumons donc : officiellement, la droite israélienne voue une haine acharnée au Hamas, mais en réalité elle soutient un homme politique qui inspire le Qatar.

On connaît le vieux principe : les ennemis de mes ennemis sont mes amis. Logique flagrante. Or là, pas du tout : les amis de mes amis sont mes amis, mais les ennemis de mes amis le sont aussi, comme d'ailleurs les amis de mes ennemis. Ce n'est plus de la diplomatie secrète, c'est de la duplicité, poussée à un point qu'elle ne peut que révolter. Et il faut bien se poser la question la plus dérangeante : si la droite israélienne est l'alliée du Qatar, quel est le prix de cette alliance ? Et enfin, plus crument : la droite de M. Netanyahou est-elle financée par le fleuve de pétrodollars de l'émir du Qatar ? Si cela était, on comprend le poids de "Bibi" Netanyahou sur son pays. En démocratie, celui qui gagne est presque toujours celui qui a le plus d'argent. Mais qu'il prenne garde : tôt ou tard, la justice reprend son droit.

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23/01/2015

Quimper, ville d'exil

Quimper est le chef-lieu du Finistère depuis 1790. C'est une ville moyenne, environ 60000 habitants, très ancrée dans son arrière-pays. Là commence la version sud du "bout du monde", c'est-à-dire les deux caps de l'extrémité sud-ouest de la Bretagne : le Cap Caval et le Cap Sizun, entre lesquels s'étend l'immense et splendide Baie des Trépassés.

Le mot Quimper signifie, en langue bretonne, "confluent, pêcherie". Il y avait jadis à Quimper trois grands moulins sur l'Odet, le petit fleuve qui arrose la ville, et sur le Teir qui s'y jette : le moulin de l'abbaye-prieuré de Locmaria, le moulin du duc de Bretagne, et enfin celui de l'évêque de Cornouaille, Quimper fut pendant mille ans au moins la capitale de l'ancien diocèse de Cornouaille. Chacun de ces moulins était posé sur une retenue d'eau, l'Odet devenait un chapelet d'étangs à écluses.

Du temps des ducs de Bretagne, le grand diocèse de Cornouaille était le plus pauvre des neuf bretons (Cornouaille, Léon, Tréguier, Saint-Brieuc, Vannes, Saint-Malo, Dol, Rennes et Nantes). La ville eut son heure de gloire au XIe siècle, mais cessa vite d'abriter une instance importante du pouvoir politique. Cependant, dans la Bretagne libre, celle des ducs, la ville tirait son épingle du jeu. À partir de 1600, après la période incertaine du XVIe siècle, Quimper se découvrit ville du bout du monde, loin de tout, à l'écart des grandes routes maritimes, et surtout à l'extrême périphérie du territoire qui recevait la considération du pouvoir parisien.

À Paris, on avait une idée si élevée de Quimper.... qu'on y exilait les personnages mal vus du roi ou de son entourage. Je l'ai constaté en écrivant mon dernier livre, la biographie de Guy Autret de Missirien, Quimper était tenu pour un tel "trou" qu'on y voyait la terre d'exil idéale. On y exila le jésuite Nicolas Caussin, confesseur disgracié du roi Louis XIII. On y exila aussi Duhamel, le janséniste trublion qui s'en alla ensuite à Bellême.

Voltaire exprima plus tard son mépris pour cette Basse-Bretagne qui avait donné le jour à son ennemi préféré : Élie Fréron.

Il n'y eut qu'une brève embellie, grâce à Augustin Le Goazre de Kervélégan, premier vrai politicien quimpérois, qui sut faire jouer ses hauts réseaux versaillais et parisiens pour obtenir que le chef-lieu du Finistère fût placé dans sa chère ville.

Tout ceci paraîtrait anecdotique et doit faire sourire mes amis parisiens qui me lisent, mais un fait récent vient de renforcer l'impression de mépris que les Quimpérois ont lorsqu'ils envisagent la façon dont Paris les considère. Depuis le 6 janvier, la ligne aérienne Paris-Quimper est dotée d'un avion ... à hélices. Mermoz, relève-toi, ils sont devenus fous. Bientôt, on la dotera d'un biplan, et puis, pourquoi pas, d'un planeur, ou d'un avion à pédales.

Malgré ce camouflet, la ligne reste, et de loin, la plus chère de France. Il est plus onéreux et désormais plus lent de voler de Paris à Quimper que de Paris à Barcelone, qui est pourtant plus de deux fois plus loin. Avec cela, bien entendu, comme les quotas de pêche se réduisent comme peau de chagrin, et comme l'agriculture productiviste est en pleine crise, on dit : "développez le tourisme".

Imbéciles. Avec des avions à pédales, on va évidemment le développer, le tourisme.

De toute évidence, à Paris, tout le monde s'en fout, de ce "trou" de Quimper, loin de tout, loin des caméras, loin des paillettes, loin de l'argent, loin de soi. Fi donc !

Et puis évidemment, on songe au grotesque projet de Notre-Dame des Landes, et alors, on comprend : comme les Cornouaillais sont extrêmement opposés à cet projet de "grand aéroport" qui menace à terme l'existence même de l'aéroport quimpérois, eh bien, le lobby aéronautique tape sur ce point faible qu'est Quimper-Pluguffan. Quand on veut tuer son chien, on dit qu'il a la rage. Signalons la manifeste et suspecte inertie des politiques devant ce scandale. Ils le paieront.

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20/01/2015

Dettes : les mafias triomphent

La puissance d'émotion des attentats de Paris a conduit la majorité à renoncer à une partie des coupes budgétaires infligées à l'armée française dans les prochains exercices budgétaires. Tant mieux. Cependant, ce choix n'est gagé par aucune autre économie structurelle. La dérive du budget de l'État français va donc continuer et s'amplifier. Les bénéficiaires de cette situation nouvelle sont les innombrables petites mafias qui parasitent l'État et qui s'engraissent à ses dépens. Non pas les notaires, ni les pharmaciens, mais ceux qui prélèvent des produits des commandes de l'État pour les revendre à leur profit, par exemple, et qui représentent une masse financière énorme. Ceux aussi qui bénéficient des commissions versées par les fournisseurs de l'État, ceux aussi, certains partis politiques en tête, qui jouissent de commissions versées à l'occasion des marchés publics et les travaux publics, dont on murmure depuis longtemps qu'elles s'élèvent à 5% des marchés en cause. Rappelons que le déficit de l'État s'élève à 4 et quelques fractions pour cent, soit moins de ces 5%. L'incapacité de la majorité à réduire le budget de l'État tient à la force conjuguée de ces mafias pour préserver leurs fromages, forces qui ont d'ailleurs infiltré la plupart des partis politiques, de l'extrême gauche à l'extrême droite incluses.

La Grèce, quant à elle, se prépare à voter pour l'extrême gauche. Motif ? Dénoncer une partie de la dette de l'État et la faire annuler. Chacun de nous souffre avec le peuple grec, mais il est injuste de faire payer une deuxième fois à l'Union Européenne des sommes dont certains Grecs ont déjà profité. Que l'on commence par identifier les bénéficiaires, les petites mafias qui, en Grèce même, se sont engraissées fortement grâce à l'argent de l'Europe, et alors, une fois que ces dérives mafieuses auront été traitées et identifiées, une fois que les brigands auront rendu gorge, il pourra être temps de négocier. Le faire avant ce préalable serait une infamie et une prime au brigandage. L'exiger de la Grèce serait le favoriser aussi chez nous. Comme disait paraît-il Guillaume d'Orange surnommé le Taciturne, il n'est pas nécessaire de l'espérer pour l'entreprendre, ni de le réussir pour y persévérer.

EDIT : Finalement, la réduction de la réduction se fera à budget constant. Du coup, la réduction de la réduction est réduite. Et le fond reste en l'état.

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16/01/2015

Une autre histoire de la laïcité

La construction de la narration traditionnelle de l'Histoire, de notre Histoire, fut faite à une époque où nous ne savions que des bribes de ce qui se passait autour de nous. Nos aïeux historiens connaissaient mal notre propre Histoire, ils tâchaient d'en dérouler le fil dans un écheveau qui leur faisait arracher les cheveux de la tête, sans comprendre que cet écheveau faisait partie du fil comme le tout fait partie de la fraction, comme l'ensemble fait partie de l'élément.

Il faut donc, pour décrire la laïcité française, le modèle français de laïcité, et sa patiente élaboration, remonter jusqu'à des temps où la France naissait. Cela se fit à la façon dont les galaxies émanèrent du brouillard initial : par décantation progressive. À cette époque, qui correspond aux temps carolingiens, la science avait déserté le nord de l'Europe. De tout le continent, elle se cantonnait principalement aux principautés arabes d'Espagne, qui véhiculaient les extraordinaires découvertes héritées de l'Antiquité.

On croit souvent que l'Occident ne connut cet héritage antique qu'à l'occasion des Croisades. Or pas du tout : dès avant l'an mil, des savants moines français, anglais, italiens, et même allemands, trouvaient le moyen de "descendre" dans l'Espagne arabe et d'y interroger les bibliothèques extraordinaires. Cela ne pouvait se faire que grâce à la révolution carolingienne, qui avait rétabli un réseau dense d'écoles dans la partie de l'Europe contrôlée par Charlemagne.

Lorsqu'ils rentraient chez eux, les savants, éblouis, rendaient compte de tout ce que l'on ne savait pas chez nous et qui était bien connu au sud. Ils tiraient la sonnette d'alarme sur l'éventualité d'un "décrochage" scientifique de la Société européenne. Mais les règles dictées par l'Église interdisaient de s'aventurer dans les explorations intellectuelles que les savants jugeaient pourtant nécessaires et qu'ils trouvaient dans les universités arabes.

Dans tout l'Occident, le premier qui trouva une formule politique acceptable et compatible avec les principes catholiques de son temps fut un Français. C'est de là, de cet instant précis, il y a mille ans, que démarre l'invention de notre laïcité. On ne peut ignorer que cette naissance réelle de la France coïncide avec celle de la France capétienne, qui est la troisième naissance de la France politique, la plus directement mère de la France contemporaine. Et celui qui émit la théorie féconde qui nous occupe fut aussi l'un des premiers et principaux théoriciens de la féodalité aux heures de son élaboration progressive.

L'homme-clef, auquel il faut bien donner un nom, est un homme d'Église. Il s'agit de Fulbert de Chartres. On ne le connaît presque pas. Pourtant, il est le père de la laïcité, le père de la démarche scientifique moderne, et l'un des pères fondateurs de la France au même titre que ses plus grands hommes d'État. Il devrait être au rang des plus grands, plus grand qu'Hugues Capet, qu'il connut et dont il fut le conseiller.

Fulbert de Chartres fonda une école, l'école de Chartres, c'est logique. Cette école se caractérisa par son amour des nombres et des théories pythaghoriciennes. Ce fait n'aurait aucune importance, si Fulbert n'était pas parvenu à imposer un principe simple qui, à lui seul, a libéré progressivement toute la pensée occidentale jusque-là bridée. Ce principe angulaire est le suivant : on peut, et on a le droit, de chercher le message divin non seulement dans les livres saints, mais aussi dans toute la Création.

Ce principe d'aspect modeste opérait la révolution que les intelligences attendaient : on n'était plus obligé d'étudier seulement dans les livres, mais on pouvait étudier toute chose, à la condition, au fond légère, d'y chercher le message divin.

L'Occident ne s'aperçut pas immédiatement de la portée de cette conquête. Le cloisonnement des écoles était encore tel que les informations circulaient lentement, et difficilement. Fulbert mourut en 1028. Moins de sept décennies plus tard, la première Croisade se déclencha, et la lourde soldatesque franque découvrit le raffinement savant de la civilisation orientale, dont ses assauts scellèrent l'évolution désormais décadente.

Près d'un siècle après la mort de Fulbert, le second maillon de la conquête intellectuelle fut Pierre Abailard. Il étudiait à Chartres à l'époque de la première Croisade. Peu d'années plus tard, il créa à Paris la première école indépendante de l'archevêché. Dans ses écrits, qui connurent un grand succès en son temps, il allait beaucoup plus loin que Fulbert, puisqu'il appliquait la méthode scientifique non plus aux choses pour y trouver Dieu, mais à Dieu lui-même.

Le choc fut immédiat : à la même époque vivait Saint Bernard de Clairvaux qui, lui, affirmait que l'on ne pouvait connaître Dieu que par la contemplation, non par la raison. Abailard perdit la dispute théologique, mais peu importait, car la graine, qu'il avait reçue d'un successeur de Fulbert, avait été plantée par lui dans ce qui devenait la ville-clef de l'Occident : Paris.

C'est donc à Paris que Saint Thomas d'Aquin, encore un bon siècle plus tard, parvint à imposer l'idée que l'on pouvait concilier foi et raison. Il donna même toute l'autorité nécessaire à cette affirmation en étant proclamé, après sa mort, l'un des Docteurs de l'Église.

Tout cela se passait en France, et bientôt à Paris, il y eut ensuite la pragmatique sanction de Bourges, le gallicanisme, et Descartes, qui promut une méthode intellectuelle nouvelle et, encore une fois, révolutionnaire. Et les jésuites assumèrent les collèges publics aux XVIIe et XVIIIe siècles, jetant sur la scène intellectuelle française et mondiale les esprits les plus libres : Corneille, Molière, Voltaire.  Tout cela est connu.

Il faut comprendre que l'importance de cette conquête progressive venait du statut de "fille aînée de l'Église" que la France avait par ailleurs depuis que Clovis avait libéré l'Europe du VIe siècle de l'hérésie oppressive connue sous le nom d'arianisme, ce qui avait établi ou rétabli l'évêque de Rome dans la position centrale de la Chrétienté occidentale. Tout cela, Rome sauvée par Clovis, Fulbert, Abailard, le thomisme, le gallicanisme, Voltaire, cette conquête lente et patiente, mais résolue, de l'esprit contre la contrainte, c'est notre Histoire millénaire et elle est si profondément inscrite dans notre culture que nous pouvons sans crainte la qualifier de consubstantielle à la France. Ce n'est pas la laïcité de n'importe qui, ce n'est pas non plus un décret de quelque pouvoir de rencontre ou d'aventure : c'est un véritable chemin historique, une exploration collective. C'est notre Histoire, celle que nous partageons.

Elle nous a conduits jusqu'à désamorcer la puissance conflictuelle du blasphème pour le rendre à ce qu'il est : un trait d'esprit, bon ou mauvais, gai ou triste, mais pas coupable selon la loi civile et civique. De ce chemin, nous avons à témoigner et nous le faisons. Je tiens à dire, d'ailleurs, au passage, puisque j'évoquais il y a peu la mémoire de Jacques Barrot, l'un des derniers ténors de la démocratie-chrétienne française, qu'en France, même la démocratie-chrétienne est historiquement laïque. C'est dire...

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14/01/2015

La vérité sur Charlie ?

Maintenant que l'émotion s'estompe, l'indignation doit laisser la place à la réflexion. L'attentat contre Charlie Hebdo et ses suites sont une abomination, il convient d'en évaluer les causes et les conséquences.

Parmi les causes, les choix éditoriaux eux-mêmes de Charlie Hebdo méritent d'être détaillés. Philippe Val proposa à ses corédacteurs, en 2006, de publier en France les caricatures parues auparavant au Danemark, montrant la tête de Mahomet surmontée d'une bombe prête à exploser. Ce dessin accréditait l'amalgame, très répandu, entre islam et terrorisme. Il confortait la bêtise. On s'aperçut plus tard qu'il émanait d'un dessinateur très réactionnaire qui pouvait pencher du côté de l'islamophobie. Publier la caricature telle quelle revenait à s'associer à une provocation islamophobe, ce qui ne correspondait pas, jusque-là, à la ligne éditoriale de Charlie, hostile au principe religieux, mais pas à une religion en particulier.

L'éviction de Siné, en 2008, pour un texte que le même Val qualifiait d'antisémite, montra que la rédaction du Charlie deuxième mouture craignait plus de se voir taxée d'antisémite que d'islamophobe, ce qui renforçait l'impression d'un déséquilibre nouveau. J'en fus indigné, d'autant plus que la phrase de Siné incriminée me paraissait épingler une vénalité comme motif de conversion religieuse, et non une conversion juive (d'ailleurs supposée) pour s'enrichir. Les responsables de Charlie s'affichèrent ensuite avec Nicolas Sarkozy, ce qui disait tout. La chute de Charlie, ensuite, était logique et découlait de ses choix éditoriaux.

On nous dit aujourd'hui que les rédacteurs de Charlie ne sont que des anars impénitents et que leurs missiles s'en vont tous azimuts sans tête chercheuse. C'est possible. Cela serait heureux. Cependant, leur rapprochement avec Libé ne milite pas pour leur indépendance, ce journal penchant depuis longtemps vers le brouillard délétère des arrière-pensées. Leur soutien du livre de Houellebecq non plus, car on voit bien que l'argumentation développée par celui-ci rejoint celle des islamophobes les plus vils. On se demande donc si l'on a affaire à une nouvelle variante du rapprochement rouge-brun, ou si il n'y a pas, quelque part, dans les placards de Charlie, l'un de ces idéologues de l'extrême gauche qui ont motivé le plan délirant amorcé par GW Bush en Irak en 2003, poursuivi par Sarkozy en Libye quelques années plus tard, et dont le redoutable fantôme hante les chancelleries mondiales accompagné d'un cortège d'un million de cadavres.

Des idées et suppositions qui me viennent en tournant et retournant les éléments de l'affaire, j'avoue que je finis par être embarrassé. Dans toutes ces affaires politiques et interreligieuses, la bonne foi ne court pas les rues. Les responsables israéliens actuels discréditent la cause de leur pays. Ils sont les héritiers directs de l'assassin de l'homme de paix extraordinaire que fut Itzhak Rabin. Leur pays est d'ailleurs secoué par un lourd débat sur sa nature profonde. Il y a des rabbins, à Jérsualem, dont l'obscurantisme n'a rien à envier à celui des imams les plus obtus. Et la supposée pression exercée sur le Hamas pour le contraindre à faire la paix prend la forme inacceptable d'une colonisation du territoire palestinien que nous ne devrions pas tolérer. Le Hamas, lui non plus, ne brille pas par la bonne foi, ses responsables s'enrichissent du drame actuel. Qu'il essaie donc de faire un geste, qu'il fasse comme Arafat et qu'il déclare caduc l'alinéa de sa charte réclamant la destruction d'Israël. Si Israël prend la balle au bond, il y gagnera. S'il ne la prend pas, il pourra toujours revenir à son texte premier. Pourquoi ne fait-il pas ce geste fécond d'avenir ?

J'en parle parce qu'il est évident que la dissymétrie de l'attitude occidentale dans les relations entre Israël et la Palestine entretient un lourd sentiment d'injustice dans l'opinion des musulmans européens. La solution du conflit israélopalestinien résoudrait la plupart des problèmes qui se posent chez nous du fait de la dérive d'un nombre de nos jeunes vers l'islamisme.

L'autre évolution qui pourrait servir à calmer leurs ardeurs, ce serait de tarir le financement du terrorisme par les pétrodollars des pétromonarchies. Lorsque le Mur de Berlin tomba, les terrorismes d'extrême gauche européens s'arrêtèrent entièrement. L'argent de Moscou les nourrissait jusque-là. On connaît l'adage : cherchez les meneurs. Il vaut aussi pour : cherchez les financiers. Outre le Qatar et l'Arabie Séoudite, nous savons bien que la duplicité de la Turquie est telle que nous n'aurions jamais dû tolérer que le premier ministre de ce pays vienne verser des larmes de crocodile sur la tombe de Wolinski et des autres dimanche dernier.

Nos moyens de pression me paraissent assez forts sur les pétromonarchies et l'on me pardonnera de glisser ici une allusion à la Bretagne, car je trouve totalement illogique de lancer la construction d'une centrale électrique à gaz (gaz produit au Qatar) à Landivisiau, plutôt que d'investir plein gaz (si j'ose dire) dans l'hydrolien, qui devrait être la priorité évidente en Bretagne.

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07/01/2015

Il n'y a que les petits hommes qui craignent les petits dessins

Je n'étais pas souvent d'accord avec Charlie Hebdo. Au moment de la publication des caricatures du prophète Mahomet qui ont valu à l'hebdomadaire la longue traque qui vient d'aboutir tragiquement, j'ai désapprouvé cette publication qui me paraissait jeter de l'huile sur le feu de l'amalgame entre islam et terrorisme. Quelques années plus tard, j'ai exprimé une très vive indignation contre l'éviction dont le dessinateur Siné était victime de la part de l'équipe dirigeante de Charlie (ils se sont heureusement réconciliés depuis). Et, plus récemment, j'ai trouvé que de nombreuses unes provocatrices de Charlie ne pouvaient réjouir que les frontistes et les adversaires les plus haineux et les plus caricaturaux de l'islam, et que l'hebdomadaire emplissait ses caisses en flattant les instincts les plus bas d'une partie de notre population.

Mais voilà : si je désapprouvais, je n'aurais jamais souhaité la mort d'aucun auteur ni d'aucun salarié de Charlie Hebdo. La liberté d'expression est une conquête parmi les plus précieuses de la société occidentale contemporaine et je partage entièrement la profession de foi du "Figaro" de Beaumarchais qu'il m'est arrivé souvent de rappeler : "je leur dirais qu'il n'y a que les petits hommes qui craignent les petits écrits et que sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur".

Ce soir, je suis partagé. Je n'aimais pas les dessins de Cabu, ni dans Charlie, ni dans le Canard Enchaîné, je n'aimais pas tellement l'acharnement de Charb, qui virait parfois à la monomanie, mais j'avais de la tendresse pour les grivoiseries de Wolinski et j'adorais l'esprit très corrosif de Tignous. J'aimais les uns, pas les autres, aucun d'entre eux ne méritait de mourir au nom d'une folie. Aucun d'entre eux ne méritait le sort que des salauds leur ont réservé aujourd'hui. Je ne peux pas m'empêcher de penser qu'il leur est arrivé trop souvent de jouer avec le feu et de contribuer à entretenir les confusions et les amalgames, je ne peux pas m'empêcher de penser que, consentants ou non, conscients ou non, leur ligne éditoriale a jeté de l'huile sur le feu de la bêtise haineuse au lieu d'éveiller la conscience et l'intelligence, mais quoique j'en pense, c'était leur droit, c'est notre droit à tous, le plus imprescriptible, la liberté d'expression, et même si je ne peux pas m'empêcher de penser qu'à force de jouer avec le feu, on finit parfois par se brûler, j'éprouve une indignation rageuse et profonde contre la barbarie de leur assassinat et une compassion intense pour leurs familles et pour celles des policiers qui sont victimes d'un devoir que nous devons assumer.

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