Après les votes contestés d'Angers et de Rouen, François Bayrou a décidé de s'investir personnellement dans les scrutins locaux qui doivent décider des têtes de listes pour les élections municipales de Strasbourg (le vote avait lieu ce soir, je n'en ai pas encore le résultat) et de Perpignan (ce sera samedi).
Son déplacement était nécessaire à la fois pour tranquilliser les adhérents sur la sincérité du vote et pour organiser l'articulation en un seul des projets jusque-là concurrents.
C'est pour moi l'occasion d'évoquer un souvenir politique.
Lorsqu'Alain Poher puis René Monory étaient présidents du Sénat, la période qui précédait toute élection importante était consacrée à recenser les candidatures de partout au sein même du cabinet du président du Sénat et lorsque deux personnalités d'importance comparable se confrontaient pour une même investiture municipale, cantonale ou régionale ou autre, un missus dominicus était vite dépêché sur place pour rencontrer les deux impétrants, entendre leurs arguments et leur garantir une solution. Ensuite, l'info remontait jusqu'au somnolent palais du Luxembourg qui devenait soudain une ruche bourdonnante et assez vite une formule de proposition redescendait, adaptée à la situation : soit qu'il s'agît d'intérêt politique, soit qu'il s'agît d'intérêt philosophique, soit qu'il y eût autre motif et autre moyen, il y avait toujours un moment où l'on parvenait (en fonction des moyens disponibles) à promettre à l'un un poste de conseiller général, à l'autre une fonction de conseiller régional, une future investiture assortie d'une responsabilité importante à court terme, bref, on arbitrait et il était très rare que l'équilibre ne fût pas trouvé.
Il n'y a guère qu'en Bretagne que les têtes dures résistassent parfois. C'est ainsi qu'on a vu s'étaler sur une bonne décennie le suicide collectif des centristes par le duel fratricide des "rivaux de Painful Gulch" modèle finistérien : Ambroise Guellec et Jean-Yves Cozan.
Le second détestait à ce point le premier qu'en 1986, lorsqu'il fut chargé de porter la liste de candidature collective des législatives (alors à la proportionnelle) à Paris, il corrigea, dit-on, la liste négociée, sur un coin de table, comme ça, dans le train, pour en évincer son rival qui se retrouva ainsi ... secrétaire d'État à la Mer (il fallut bien le "repêcher").
Plus tard, lors d'une élection sénatoriale, ils réussirent si bien à se diviser qu'alors que l'UDF disposait largement d'assez d'élus pour faire élire un sénateur (mais pas deux), elle n'en eut aucun.
Heureusement, les génération suivantes n'ont pas montré la même intransigeance : la fille de Jean-Yves Cozan est d'ailleurs investie comme tête de liste à Quimper, chef-lieu du département.
Le paradoxe, c'est qu'Alain Poher, comme son nom l'indique, était breton et très attentif à la Bretagne. On dit même que c'est lui qui fit les démarches nécessaires à l'élection du Vitréen Pierre Méhaignerie lors du congrès centriste de Versailles en 1982. Il ne put cependant jamais réconcilier les héritiers finistériens d'Alphonse Arzel et d'André Colin...
Mais ce fut l'un des rares cas d'échec des missi dominici du président.
Il arriva une fois que cette stratégie bien huilée ne se déploya pas. C'était en 1998.
René Monory était désormais malade. On finissait même par croire que c'était la résidence du président du Sénat qui faisait ça : Poher avait passé plusieurs années de présidence à peu près aveugle, assez absent, très faible. Monory était entré en fonction en pleine santé mais au bout de deux ou trois ans, on vit des excroissances bourgeonner autour de sa tête, comme des furoncles, et il parut subitement très vieux.
À cette époque, son directeur de cabinet se nommait Jean-Dominique Giuliani. Comme son nom l'indique, il était corse. Il se promenait avec une immense sauterelle aux jambes interminables, aux yeux très bleus et au regard piquant.
Nous étions assez reconnaissants à Monory (et par voie de conséquence à Giuliani qui auparavant avait occupé la fonction de secrétaire général du puissant groupe de l'Union Centriste majoritaire dans l'intergroupe UDF, alors majoritaire à lui seul à la Haute Assemblée) d'avoir sauvé cette présidence en tordant le cou à Pasqua.
Car en 1992, le président Poher étant bon pour une résidence médicalisée où il a d'ailleurs fini ses jours, et Jean Lecanuet étant déjà malade de son cancer de la peau (provoqué dit-on par un excès de ces UV qui lui donnaient l'air toujours en vacances), le vrai patron de la boutique sénatoriale était Pierre Bordry, directeur de cabinet du président du Sénat.
Or Bordry (qui s'occupait il y a peu en 2007 de l'agence anti-dopage, modeste sinécure pour un homme autrefois si puissant), je ne sais ni comment ni pourquoi, avait fini par se laisser gagner par l'amitié ou en tout cas la fidélité pour Jacques Chirac. Il agissait donc pour qu'un chiraquien prît la tête du Sénat.
Il fallut une manoeuvre assez subtile pour l'en empêcher. Et Giuliani dirigeait cette manoeuvre en 1992.
Hélas, en 1998, Bayrou venant de faire une OPA sur l'UDF qui avait implosé dans les suites des élections régionales sur la stratégie d'alliances avec le Front National, l'élection sénatoriale de septembre ne vit pas l'activité habituelle de la présidence du Sénat : il n'y eut aucun missus dominicus, l'activité extraordinaire manqua, les candidats fratricides s'arrachèrent les yeux sans arbitrage, l'UDF perdit beaucoup de sénateurs et finalement, ce fut le terne mais fidèle Christian Poncelet, tout grisâtre et fruste qu'il fût, qui prit la présidence du Sénat, l'acquérant pour longtemps au RPR et à ses succédanés.
Pourquoi parler de tout ça ?
Mais parce que les candidats ont un investissement affectif et personnel très fort dans leur candidature. Sans ces arbitrages qui leur permettent à la fois de garder la raison et parfois de sauver la face, ils peuvent être amenés à faire n'importe quoi. Au moment d'un vote démocratique qui peut être occasion de division et de frustration, l'accompagnement peut permettre de faire que travaillent ensemble ceux qui seraient tenter de poursuivre l'affrontement.
Je suis donc content que Bayrou, plus jeune et moins équipé qu'un président du Sénat, ait décidé d'évoquer cette mission et de faire du dominus son propre missus dominicus.
C'est le gage d'une réussite que chacun souhaite.
Dernière minute : Je félicite Chantal Cutajar qui a gagné la primaire par 143 voix contre 114.