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12/07/2007

Lit-on encore « 1984 » d’Orwell ?

Atteindre et traverser l’année 1984 fut pour ceux qui avaient auparavant lu le livre de George Orwell « 1984 » un soulagement : il semblait que les horribles prédictions de l’auteur anglais s’éloignassent et que leur idée même fût éradiquée d’un monde occidental où la liberté individuelle définissait la différence même de ce « monde libre » et du monde manifestement captif que constituait le bloc de l’Est.

« 1984 », c’était le monde soviétique ; nous, nous nagions dans la liberté et nous étions à jamais vaccinés contre les tentations totalitaires gouvernant l’intimité la plus étroite de nos vies par des flots d’images interactives. Qui plus est, le libertarisme instinctif de la génération de mai 1968 semblait un gardien vigilant et jaloux contre toutes les divagations de nos appareils de police et de pouvoir.

Or nous y voici.

« 1984 », c’est aujourd’hui, ou plutôt demain matin : multiplication des caméras dans les rues et dans les bureaux, contrôle accru d’Internet d’ailleurs noyauté par des mécanismes infiniment subreptices : le scannage pluriquotidien d’Internet permet d’y réinjecter du venin sous une forme particulièrement insidieuse comme l’a démontré avec grande efficacité la récente campagne présidentielle française, bref, avec les téléphones portables repérables à tout instant, le wifi qui fait qu’aucun ordinateur équipé d’une carte Airport ou équivalente n’est plus jamais vraiment déconnecté de la toile, la télévision qui devient de plus en plus télévicieuse et érige l’indiscrétion en idéal d’existence et l’exhibitionnisme en instrument de gloire, il est évident que « 1984 » est juste devant nous.

À ma génération, on le lisait à l’école, au collège. Que font aujourd’hui les plus jeunes ? On leur en souhaite autant.

Sinon, il ne leur reste plus qu’à revoir le DVD « V pour Vendetta », redoutable antidote.

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10/07/2007

En relisant « L’argent » de Zola.

En relisant « l’argent », l’un des épisodes de la saga des « Rougon-Macquart », deux ou trois idées me frappent.

Tout d’abord, ce roman de la vie financière et de ses implications politiques de toutes natures est celui de l’illusion que la financiarisation de l’économie puisse faire émerger la rémunération au mérite, soit travailler plus (ou mieux) pour gagner plus.

L’idée est simple : la création des consortiums, des grands groupes qui euthanasient peu à peu les petits, aboutit à une logique de « syndicats » d’intérêts. Coalitions égalitaires d’entreprises moyennes, ces syndicats reposent sur une logique de répartition des gains. On pense évidemment aux coopératives ou aux Groupements d’Intérêt économique (GIE), mais il faut aussi songer aux oligopoles, qui en forment la face sombre éludée par Zola. Car il oublie que l’hyperconcentration de l’économie peut aboutir à de nouvelles formes de verticalité absolument identiques aux anciennes, comme le montre notre époque.

Zola énonce en fait le rêve d’une mutualisation de l’économie et, selon son idée, la dépersonnalisation de l’autorité de production à laquelle aboutit la financiarisation est un chemin efficace vers un monde où la totalité du revenu de l’entreprise est affecté soit à l’investissement productif, soit à la rémunération du travail « en proportion des efforts de chacun », soit une salarisation en fonction de la quantité de travail fournie (avec évidemment l’éternelle question de la prise en compte de la qualité autant que de la quantité).

Ensuite, seconde idée, le lien que Zola établit avec la création, alors récente, de « l’association internationale des travailleurs », mieux connue sous le raccourci d’« Internationale », conduit nécessairement à un transfert de pouvoirs des rentiers (les adversaires qu’il combat) vers les associations de travailleurs, qu’on a dénommées en d’autres époques les corporations.

Et c’est bien là, dès ce XIXe siècle sans doute, qu’il faut rechercher la tendance corporatiste de la gauche travailliste française, dans l’énoncé même de ses principes fondateurs tels que Zola les retranscrit.

En fait, il mélange le principe syndical de représentation des travailleurs dans les négociations sociales et le principe politique d’organisation de la production. Encore une fois, il y a là un trait caractéristique central de la gauche historique française.

Seulement, on voit bien que le concept d’associations de travailleurs pour la production et la commercialisation, s’il contient l’idée des mutuelles, plutôt efficaces en matière d’assurances, porte aussi l’inconvénient de toutes les formes de corporations : le conservatisme et l’oppression de l’individu par le groupe.

Le conservatisme est le défaut patent du syndicalisme à la Française. Et on voit bien pourquoi : il ne fait que reproduire le mécanisme des corporations d’Ancien Régime contre lesquelles entre autres s’est faite la Révolution française : toute innovation remet en cause un  équilibre et donc un pouvoir.

L’oppression de l’individu par le groupe est si évidente parfois que je ne m’étends pas sur ce sujet. N’oublions pas que le vrai ennemi, en matière économique comme en matière politique, est le réflexe léonin.

Quoiqu’il en soit, au milieu d’une époque charnière pour la société économique mondiale, à un moment où il apparaît que la financiarisation gagne toutes les structures de production avec de lourds inconvénients pour le tissu humain, il faut relire d’urgence « L’argent » pour comprendre d’où les erreurs sont parties, quels étaient les objectifs généreux poursuivis, pour comparer ces idées avec celles de Victor Hugo et se rappeler qu’un mot manque absolument au vocabulaire de Zola alors qu’il irrigue toute l’œuvre d’Hugo : le mot « liberté ».


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07/07/2007

Le découvreur oublié de l’Australie était breton.

Louis XVI adorait parrainer des expéditions d’exploration maritime. Il y consacrait un fort budget qui donne l’occasion de rappeler que son règne est l’une des deux périodes de l’Histoire où la France disposa de la première flotte de guerre du monde.

Parmi les capitaines dont le nom survit, on connaît bien entendu Kerguélen, celui qui a donné son nom à l’archipel de l’océan Indien où la Marine nationale entretient l’une de ses bases les plus méridionales et les plus excentrées.

Ce Kerguélen, originaire de Quimper, était par ailleurs un franc-maçon engagé dans la loge quimpéroise où il retrouvait la plupart des officiers de justice locaux et une bonne part de la noblesse, surtout des cadets.

Parmi ses lieutenants liés à ce double milieu maçonnique et quimpérois figurait un personnage absolument méconnu dont le patronyme avait pourtant toutes les qualités pour inspirer Dumas : Alleno de Saint-Alouarn.

Ce Saint-Alouarn, particulièrement obstiné, poursuivit une exploration jusqu’à une terre jusque-là inconnue, qui ne recevrait que plus tard le nom d’Australie.

Pour tout savoir sur lui, on peut lire un bel album rédigé par son descendant Tudgual de Kerros (qui ne s’attarde guère sur ses préférences philosophiques) aux éditions “Les Portes du Large“, une parfaite lecture de vacances.

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17/06/2007

Au moins une bonne nouvelle aujourd'hui : c'est la Saint Hervé.

Curieux comme, même si l'on n'est pas obsédé par la chose religieuse, il arrive qu'on prête attention au saint du jour. Notion bourgeoise qui crée de la chaleur humaine au bureau ou à la cafète.
 
Saint Hervé (on dit Houarn en général en langue bretonne historique, ce qui signifie également "fer" ; si j'osais un calembour - il faut bien se faire sourire en ce jour de deuil - je lancerais "le dire c'est bien, le fer c'est mieux", OK je me tais) est un savant personnage qui vécut dans la période la moins bien connue de l'Histoire bretonne, les VIe et VIIe siècles, ce que les Anglo-Saxons nomment les "dark ages", les "âges sombres", qui sont aussi l'époque du roi (mythique ?) Arthur.
 
Je trouve qu'aujourd'hui, évoquer les "âges sombres" a quelque chose de pertinent. Question d'humeur.
 
Hervé étudia, selon certains auteurs, à Paris, sur la montagne Sainte-Geneviève. On note cependant que la Sorbonne n'existait pas. Peut-être fit-il son apprentissage en Irland ou dans le Pays de Galles.
 
Toujours est-il que, à force de ne pas allumer la lumière dans les "âges sombres", il devint aveugle (OK, je me tais). Bon, il devint aveugle et, barde renommé, vécut en ermite.
 
Il est, pour ceux qui y croient, le saint patron des poètes, et c'est une joie pour moi d'être le saint patron des poètes ... car Saint Hervé, c'est moi !! (OK, je me tais tout à fait). 

11:55 | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : histoire, Bretagne, moyen âge | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

12/06/2007

Histoire du général Pechkoff.

Comme je l'ai expliqué samedi, je suis retourné voir le spectacle sur la Brinvilliers déjà vu voici trois semaines. La petite salle était animée de têtes connues (les noms pas toujours autant : la jolie comédienne Alexia Stresi, Bernard Verley, Malka Riobvska, Coralie Seyrig) et, en retrait, l'ambassadeur de France Francis Huré.
 
Celui-ci, vétéran et quasi-nonagénaire, a publié dans les derniers mois une courte mais passionnante biographie de l'un des personnages français les plus énigmatiques du XXe siècle : le général Zinovi Pechkoff.
 
L'histoire commence au fond de la Russie tsariste, en 1884 à Nijni-Novgorod. Là naît dans la famille d'un graveur sur cuivre juif un fils prénommé Yeshua. Le père se nomme en russe Sverdlov. Il a un autre fils : Iakov.
 
Yeshua est turbulent, instable et secret. À l'âge de quatorze ans, il rompt avec sa famille et part à l'aventure, s'accrochant à un train ou à une diligence. Courant ainsi de ville en ville dans un pays hérissé de frontièrs intérieures où il faut sans cesse montrer patte blanche, il fait on ne sait quoi et voit on ne sait qui.
 
Un jour, il rencontre le grand poète révolutionnaire, Maxime Gorki.
 
Immédiatement, les deux se prennent d'amitié. Yeshua devient en quelque sorte le fils de Maxime, bien qu'il n'ait qu'une quinzaine d'années de moins que lui.
 
Entraîné dans les milieux politiques et artistiques, Yeshua se devine acteur de théâtre. Hélas, en Russie à cette époque (apartheid ou lois de Nuremberg avant l'heure), pour être comédien breveté (et il faut être breveté), il faut produire un acte de baptême orthodoxe. Or né de parents juifs et circoncis lui-même, Yeshua ne peut évidemment posséder un tel document.
 
Qu'à cela ne tienne : Gorki, qui ne met pourtant jamais les pieds dans une église, y entraîne son protégé et l'y fait baptiser. Il est lui-même son parrain. Yeshua Sverdlov devient ainsi Zinovi Pechkoff, Pechkoff étant le vrai nom de Gorki.
 
Pechkoff débute au théâtre et y démontre du talent. Son amitié pour Gorki se poursuit, ainsi que le militantisme révolutionnaire.
 
Quelques années plus tard, Gorki et son épouse quittent la Russie et vont dans le sud de l'Italie. Pechkoff les suit. Mais au passage il s'attarde, s'évade, se disperse. Une fois de plus, on ne sait ni ce qu'il fait, ni où il va ni qui il voit.
 
Il passe par l'Amérique, les vastes États-Unis, nation encore jeune et pleine de sève.
 
Il s'y promène, noue des liens qu'il retrouvera plus tard. Il n'oublie rien.
 
Il revient chez Gorki, repart, s'éloigne, revient.
 
Arrive la guerre de 1914. Pechkoff a trente ans. Ses voyages ont fait de lui un apatride. C'est le passeport des apatrides qu'il présente donc au bureau de la Légion étrangère pour s'y engager pour le temps de la guerre. Il obtient le grade de caporal.
 
Au bout de quelques mois, un obus lui arrache presque le bras. Le membre pend. On ne le soigne pas. Pechkoff s'agrippe à un train. Il repart vers l'arrière, trouve un hôpital. Là, le chirurgien hoche la tête et, constatant l'état du patient et le commencement de gangrène, il lui donne peu de chance. Pechkoff le menace alors avec un pistolet. Le chirurgien, pourtant épuisé par une longue journée d'opérations, accepte de se remettre à l'ouvrage. Il sauve Pechkoff.
 
Démobilisé, celui-ci se retrouve, l'un des innombrables mutilés de la guerre. Que fait-il ?
 
L'armée s'aperçoit qu'elle peut avoir besoin de lui : il parle plusieurs langues et a séjourné aux États-Unis. Or on tente de convaincre ceux-ci d'entrer dans la guerre. On va donc envoyer Pechkoff y faire des conférences.
 
Il est réenrôlé avec la fonction d'interprète des armées. Comme on ne peut déléguer un simple caporal, il est promu subitement capitaine, trois galons pour conférer de la dignité à son propos.
 
Il passe ainsi deux ans aux États-Unis à faire de la propagande pour la guerre européenne.
 
Les Américains entrent dans le conflit presque au moment où les Russes en sortent.
 
La révolution a en effet éclaté en 1917. Dès novembre de cette même année 1917, Iakov Sverdlov, le frère de Pechkoff et proche collaborateur de Lénine, devient chef de l'État soviétique naissant.
 
Démobilisé à la fin de la guerre, Pechkoff repart pour la Russie, y retrouve sa famille et Gorki, il y passe deux ans encore. Puis Gorki vient s'installer en Italie et Pechkoff le suit.
 
Puis Pechkoff se marie une première fois, s'éloigne encore, revient vers Paris, retourne aux États-Unis, toujours en tous sens, toujours silencieux sur ses rencontres mais prolongeant longtemps ses liens personnels.
 
Et le manchot se demande ce qu'il peut faire. Il choisit de rempiler dans la Légion. On l'y admet avec le grade de colonel, qu'il va conserver durant près de vingt ans. Il sert au Liban et au Maroc. Au Liban, il se remarie et j'ai bien connu sa seconde épouse, puisqu'elle était la cousine germaine de mon grand-père.
 
Tous ceux qui connaissaient assez intimement Pechkoff pour l'appeler par son prénom le nommaient Zino, un diminutif. Elle, privilège suprême, avait inventé Zico.
 
Leur union ne dure que quelques années, mais elle sera sa légataire universelle.
 
Arrive le désastre de 1940 qui laisse tout le monde hébété.

Pechkoff est en Afrique, à Madagascar je crois. Il y reste.

Or de Gaulle a besoin d'officiers de haut rang et d'expérience. Il recrute Pechkoff pour sa France Libre. Le manchot vieillissant n'hésite pas : il rejoint le camp du général. Celui-ci le fait du reste vite lui-même général.

C'est ainsi que le fils du graveur juif de Nijni-Novogorod, frère du chef de l'État soviétique, devient général de la France Libre.

D'abord envoyé en Afrique du Sud en ambassade, il est désigné pour commander l'Afrique Équatoriale. Trois étoiles, puis quatre, puis peut-être même cinq, ornent son képi et ses manches.

Après la guerre, l'ancien apatride devient ambassadeur de France au Japon. Il meurt à Paris en 1966. Il m'a vu dans mon berceau.

Courez lire sa biographie par Francis Huré chez Bernard de Fallois. 

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28/05/2007

Pour ceux que cela intéresse : l'ost de Bretagne au XIIIe siècle.

L’ost est une troupe composée des vassaux d’un seigneur.

Une liste récapitulant la totalité d’une assemblée de cette troupe est évidemment un précieux renseignement.

J’ai découvert en publiant l’Histoire de Bretagne de Bertrand d’Argentré dans sa version censurée en 1582 que la liste des vassaux du duc qui ont souscrit à la fondation de la ville ducale de Saint-Aubin du Cormier, en 1225, présentait d’étranges similitudes avec celle dite de l’ost de 1294, maintes fois commentée.

Voici quelques-unes des analyses que j’ai faites :
(en bas de page les images présentant les deux listes)

    La colonne de gauche (fondation de Saint-Aubin) est dans l’ordre donné par d’Argentré (entremêlé d’éventuelles nuances de la liste telle que Dom Morice la publie d’après un vidimus du XVe siècle, Pr. I. 854). On voit du premier oeil la symétrie et donc le caractère féodal de la liste de 1225 qui, par bien des côtés, apparaît comme la première montre connue des vassaux ducaux toutes baillies confondues et non seulement comme une liste de témoins fondée sur le bon vouloir et les affinités de chacun.
    Le chiffre qui accompagne les vassaux de 1294 est celui du nombre de chevaliers qu’ils déclarent devoir. On remarque aussitôt la densité des vassaux à 2 chevaliers dans la colonne de gauche. Ce sont surtout les grands qui sont comptés. Ceux que l’on voit moindres émanent surtout des baillies de Rennes et de Ploërmel et Broérec, qui sont toutes proches de Ploërmel et de Saint-Aubin-du-Cormier.
    En Cornouaille, cette surreprésentation des grands est encore plus nette : il y a en 1294 quatre vassaux qui doivent 2 chevaliers chacun : deux ramages de Poher (Kergorlay et Rostrenen), Pont-l’Abbé (qui en ajoute 1 pour Goarlot en Kernével près Quimperlé), et Fouesnant. La similitude de prénom pourrait donner à penser qu’Henri sénéchal de Cornouaille (on sait par ailleurs qu’il se nomme Henri Bernard) pourrait être un Fouesnant. Pour le reste, les deux Poher sont en 1225 Pierre fils de Hamelin de Poher et son frère Tanguy. On sait que le prénom Pierre est courant aussi bien chez Kergorlay que chez Rostrenen et Tanguy est un prénom que l’on rencontre chez Kergorlay. On a donc bien en 1225 la même liste que celles des grands de 1294. L’anomalie est seulement Le Faou, qui semble bien plus éminent en 1225 qu’en 1294, mais on verra à propos de l’héraldique qu’il y a fort à parier sur une mutation profonde de son fief entre ces deux dates. Pont-l’Abbé et Fouesnant surveillent l’Odet qui est l’accès le plus vulnérable de Quimper. Kergorlay et Rostrenen sont placés sur les deux routes les plus naturelles de Carhaix. Rien pour Crozon, Châteaulin, Douarnenez, sinon Le Faou : il est évident que la composition du contingent de Cornouaille a été déterminée à l’époque où les comtes locaux ont un château inexpugnable à Châteaulin : deux pour Quimper, deux pour Carhaix, ils sont eux-mêmes le deuxième (avec Le Faou) pour l’espace ouest-nord-ouest de leur comté.
    On constate des anomalies : Olivier de Tinténiac paraît en 1225 sous Rennes, ce qui est logique, mais en 1294 seulement sous Broérec du fait de son fief de la Rochemoisan dont l’importance est évidente ; R. de Melecia vient en 1225 sous les couleurs de Ploërmel et Raoul de Malesse en 1294 sous celles de Rennes ; on pourrait y voir une dualité d’implantation qui se retrouve au XVe siècle, mais la liste de Dom Morice fait la correction d’elle-même ; Sylvestre de la Bouteillerie qui relève de l’évêque de Dol et dont le fief est situé en Combourg dans le diocèse de Saint-Malo entre Rennes et Dol, est compté en 1294 dans la baillie de Ploërmel, or on trouve dès le début du XIe siècle Rigaud le Bouteiller, certainement son ancêtre, témoin avec Ginguené évêque-archevêque de Dol de la restauration de l’abbaye de Saint-Méen, au beau milieu du Porhoet et très près de Ploërmel. Plus intrigante est a priori la présence de R. de Montfort en 1225 sous Rennes et en 1294 sous Ploërmel, mais la seigneurie de Montfort relève au fiscal de la châtellenie de Rennes au XVe siècle encore et Gaël est plus proche de Ploërmel. Donc rien d’inexplicable.
    L’énumération de 1225 comme celle de 1294 commence par les Rennais : de toute évidence, le schéma féodal général est mis en place dans la première moitié du XIe siècle par le duc Alain, de la maison de Rennes. En 1225, ce sont même des représentants des deux ramages de Rennes (Vitré et La Guerche) mentionnés par d’Argentré et tous deux antérieurs à 1050 qui mènent la troupe. Si l’on ne peut affirmer avec le même aplomb que d’Argentré que Rennes est depuis toujours la capitale de la Bretagne, force est de constater qu’en ce qui touche la féodalité, Rennes est à la fois le centre et la prééminence du duché, alors même que les Cornouaille ont régné bien plus longtemps (et surtout postérieurement) que les descendants des comtes de Rennes. Le système reste sur la lancée de sa fondation.
    On voit beaucoup de Dinan sous Rennes en 1225, et plutôt en Penthièvre en 1294. C’est là notamment question de frontière et l’on doit se souvenir qu’en 1225, la querelle du bail de Penthièvre est toute fraîche. Par conséquent, il faut à la fois affirmer le pouvoir ducal (donc Rennes pour la raison dite ci-dessus) et minimiser le Penthièvre confisqué. Au cas où. À moins qu’il n’y ait trace d’une distribution contemporaine du partage ducal qui a vu naître le Penthièvre, mais il manque des indices en ce sens. La dernière hypothèse serait que les Dinan sont sous Rennes en 1225 et s’y retrouvent sous la forme de quelques-uns des 10 chevaliers de l’évêque de Dol de 1294. L’attribution de Courréon aux Dinan a sûrement joué un rôle dans la bascule.
    Du reste, la répartition entre baillies de Penthièvre et de Tréguier a été difficile à faire dans la colonne de d’Argentré. Et si la baillie de Tréguier se révélait postérieure à 1225 ?
    Bien entendu, le fait que le groupe de 1225 commence par le premier vassal de la baillie de Tréguier de 1294 (Avaugour) puis par le premier de celle de Penthièvre à la même date (Coiron, Coronan ou Coréon ?) milite dans ce sens. O. Tournemine se dédouble ensuite en 2 chevaliers en Penthièvre et 2 autres en Tréguier. Eudon d’Argenton est un Breton de fraîche date, un Français, on trouve son patronyme cité à propos de Dol en 1213 et de Dinan en 1250, mais en Trégor encore (donc dans l’orbite d’Avaugour) en 1426 et son prénom, très "Penthièvre" suggère qu’il est le fruit d’une alliance Argenton-Penthièvre ; et Eudon, fils de Merien ou de Morvan, pourrait bien appartenir à la très ancienne maison du Cosquer qui, implantée sous Tréguier, porte en toute simplicité pour armes les emblèmes de l’évêché de Léon, ce qui renvoie aux conflits frontaliers évoqués plus haut datant du XIe siècle. L’absence du vicomte de Tonquédec de la liste de 1225 laisse perplexe ; cette seigneurie pourrait être déjà à l’époque entre les mains de Coetmen, à qui elle est venue par alliance. Mais peut-être l’un des personnages désignés comme "fils de" est-il en fait le dernier de Tonquédec.
    La division de l’ancien Penthièvre en deux baillies répond à la réalité du fief et le fait que Corron (ou Cour-Éon ? On verrait là Cor-Ouan plutôt que Coronan, et en 1294 Courr-Éun, il s’agirait de la Cour d’Eudon, fondateur du Penthièvre), premier cité de la portion Penthièvre, soit confié à Dinan qui a prouvé son soutien indéfectible aux autorités les plus fortes (Plantagenêt en 1160, Mauclerc durant la guerre du bail en 1220) et les plus centrales - sinon toujours les plus légitimes - donne à penser qu’on a voulu ancrer avec détermination les territoires annexés au pouvoir ducal. De là sans doute le transfert des Dinan du groupe rennais de 1225 vers celui de Penthièvre : la fidélité au duc.
    Quant à l’évêque de Dol dont l’inféodation faisait l’objet de la guerre des années 1030 entre Rennes et Penthièvre, on le voit solidement implanté sous Rennes : il précise même que les 10 chevaliers qu’il déclare devoir sont à acheminer par lui jusqu’à Rennes même ; on ne peut être plus clair.
    Il n’est pas indifférent de considérer le début de chaque groupe dans la version de 1225.
    Rennes : Vitré puis La Guerche ; Nantes : Ancenis puis Derval ; Ploërmel et Broérec : Montauban puis Rohan ; Penthièvre et Tréguier : Avaugour puis "Couréon" ; Cornouaille : le sénéchal (en lieu du comte ?) puis Poher ; Léon : Léon puis Léon. Vitré et La Guerche sont ramages de Rennes, Montauban et Rohan sont ramages de Porhoet, Avaugour est Penthièvre, Poher (dans cette forme vicomtale) paraît ramage de Cornouaille, Léon est Léon. On voit donc avec précision la logique se dessiner et il faut bien qu’Ancenis et même Derval soient ramages (agnatiques ?) de Nantes. De même, "Couréon" qui est à Dinan en 1294 se présente comme un ramage de Penthièvre. Quant au sénéchal de Cornouaille, son cas est plus complexe car son titre le destine peut-être à représenter le comte devenu duc ; du reste, son patronyme Bernard n’exprime aucune caractéristique certaine et on doit peut-être deviner Gourin, Poher ou Fouesnant sous son masque. L’absence d’un représentant du comte de Nantes combinée à l’éventuelle substitution du sénéchal au chef cornouaillais traduit-elle le fait que l’ost a été conçu à l’époque où le comte de Cornouaille l’était aussi de Nantes (faute de quoi un comte de Nantes aurait sans doute reçu lui aussi un sénéchal pour tenir sa place) ? Peut-être.

 

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13/02/2007

Au sénat, là où s'asseyait Victor Hugo.

Victor Hugo fut créé pair de France sous la monarchie de Juillet. C'est l'époque où "ver de terre amoureux d'une étoile", il se laissait tenter par les beautés blondes du régime.

C'est aussi à peu près l'époque où l'échec sonore de ses "Burgraves" (les "barbus graves" selon les critiques railleuses du temps) annonçait la fin de la période flamboyante du théâtre romantique.

C'est enfin le moment où, comble d'embourgeoisement, il fut reçu à l'Académie française (et pourtant, il écrivait enragé, mais en privé, "Les quarante fauteuils et le trône au milieu").

À cette même période se place l'une des anecdotes à la fois les plus drôles et les moins glorieuses de sa vie : il eut l'idée gourmande d'une jolie femme mariée à un autre. Il invita donc la dame en question à une conversation très privée dans un boudoir, sur un divan.

Or voici que le cocu s'offusqua de ses cornes. L'adultère, en ce temps-là, était un délit civil, certes, mais surtout un délit pénal. Le commissaire de police requis se déplaça ainsi que les témoins utiles, et voici tout ce beau monde qui fait irruption dans le boudoir.

Aussitôt, Hugo bondit comme un diable, tout échevelé et effaré, il se drappe dans son immunité parlementaire et glapit :

- Je suis le pair de France ! Je suis le pair de France !

Et, se rhabillant, il s'enfuit en criant encore :

- Je suis le pair de France !

Le lendemain, son ami Lamartine se gausse de lui à la une du "Bien public" :

- La France est élastique, on s'y relève de tout, même d'un canapé.

Hélas, l'infortunée adultère, elle, ne put échapper aux foudres de la justice. Farouche inégalité qu'Hugo ne chercha pas un instant à réparer et qui reste l'un de ses rares déshonneurs.

Heureusement, il s'est racheté depuis, ô combien.

La chambre des pairs de la monarchie de Juillet est l'actuel sénat. La place de Victor Hugo y est signalée par une plaque.

Comme la France est le pays qui compte autant de musées que de fromages (ce qui n'est pas peu dire) et autant de commémorations que de saints du calendrier, on aurait pu en faire autant pour celle de Lamartine à l'Assemblée, ou pour celle de quelques autres plumes un jour ceintes d'écharpes tricolores.

Mais Hugo reste le père de la république, à jamais pair de France et à jamais père de la république.

Et si l'on aimerait bien parfois (ne fût-ce que pour la qualité des débats qui souvent écorchent nos oreilles) voir plus de bon(ne)s écrivain(e)s hanter les bancs parlementaires, si l'on aimerait bien retrouver la diversité des esprits de la France dans un milieu devenu très uniforme, aucun, c'est sûr, ne pourra jamais dévisser la petite plaque de laiton, témoin de l'ère de Victor Hugo, que l'on trouve en examinant son pupitre dans le velours du palais du Luxembourg, à l'ombre de Marie de Médicis, quand on a la fantaisie de s'y promener.

Et en ressortant, on se rappellera que la dorure et l'embourgeoisement n'ont pas réussi à empêcher le génie d'écrire plus tard "Les Misérables". Libre.

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12/02/2007

Kessel : le temps des journalistes.

On dit que Kessel aimait à écrire en rentrant de ses nuits agitées et arrosées dans les cabarets russes. Après avoir croqué du verre et fait danser les violons tziganes, il revenait, libéré peut-être de lui-même, s'asseoir à sa table.

Là, de ses puissantes mains, il empoignait ses sujets sans ménagement et les troussait comme des filles de cabaret.

J'ai lu "Le Lion" à l'âge de dix ans, c'est le bon moment. J'ai palpité avec le jeune guerrier en cours d'initiation, j'ai tremblé devant le regard énigmatique de l'animal roi qui sait qu'il va mourir.

Plus tard, j'ai lu "Belle de Jour", une autre affaire évidemment, peut-être son sujet le plus intéressant.

Il faut le dire, Joseph Kessel est d'abord un écrivain de l'aventure, d'une génération de "trotteurs de globe" (au fond, l'expression est plus jolie traduite en français) qui a découvert toutes les parties du monde alors ouvertes à l'Européen tout-puissant et qui a trouvé une oreille passionnée à ses révélations exotiques.

Des montagnes de l'Afghanistan au soleil de la Mer Rouge, des "Cavaliers" à "Fortune Carrée", Kessel a tout exploré. Ses documents journalistiques lui ont aussi inspiré des recueils en plusieurs volumes et, enfin, la Russie, fausse patrie de ses pères juifs exilés (en fait de Lithuanie), l'a fait écrire sur Raspoutine et sur l'entourage du dernier tsar.

Il a publié parfois trois ou quatre romans dans la même année, comme Simenon, tous écrits trop vite, mais parfois grisants.

Son premier succès fut "L'équipage" par lequel il relatait ses années de pilote durant la première guerre mondiale.

Car il ne s'est jamais contenté du témoignage du journaliste : toujours il fut un homme d'action. Installé à Londres, il participa à l'aventure d'exil du général de Gaulle et fut l'auteur avec son neveu Maurice Druon des paroles de l'inoubliable "Chant des partisans" que j'aime bien fredonner dans mon bain, les jours où je sens notre pays s'enfoncer dans le marasme et le doute.

Hélas, c'est la prise de pouvoir des gaullistes à la fin des années 1950 qui nuit aujourd'hui au souvenir de Kessel : il n'a pas éloigné ses pas de ceux du pouvoir et, au contraire, a incarné ses amitiés politiques dans un clan.

Oh, bien sûr, je connais des gens très bien qui en ont fait partie, mais la trace du clan n'est pas ensoleillée.

Bien sûr aussi, je ne suis pas hostile à l'idée d'une génération qui pousse pour faire sa place et imposer ses nouveautés parmi les vestiges du passé, mais encore faut-il qu'elle ait une rêverie plus grande qu'elle à exprimer.

Or de tous les écrivains chéris du gaullisme, outre Kessel, il ne restera que Romain Gary (d'ailleurs d'un autre clan). C'est peu pour justifier une domination si intense sur une période artistique.

Heureusement, Kessel a écrit la plupart de ses meilleures oeuvres bien avant les années 1960.

Alors vraiment, il m'arrive de relire Kessel avec plaisir car c'est un écrivain de la vie, mais je l'aurais préféré encore plus libre.

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L'union sacrée.

En 1914, à l'orée de la guerre, les partis de toutes les tendances se regroupèrent pour faire l'union sacrée dans le combat.

Les plus à gauche, socialistes, et les plus à droite, chrétiens, furent les derniers à monter à bord de la coalition d'union nationale. Il fallut hélas la mort de l'hyperpacifiste Jaurès pour convaincre la gauche.

Du reste, en Allemagne même, la gauche renonçait à ses propres projets de "crosse-en-l'air". La guerre emportait tout.

L'union sacrée se poursuivit durant tout le conflit, souvent mise à l'épreuve. On se souvient du fameux discours de Clémenceau après la défection de la Russie renversée par la révolution : "Je fais la guerre..." Il y énumérait les raisons d'abattement et de désespérance et ponctuait chacune d'elle d'un entraînant "Je fais la guerre". La Russie nous lâche ? "Je fais la guerre". Les canons manquent ? "Je fais la guerre". Le moral baisse ? "Je fais la guerre".

Le péril avait justifié l'effacement des affrontements idéologiques et personnels : la patrie transcendait les intérêts.

Oh, on ne rêve plus de guerres, heureusement, mais parfois, on se dit que, si on entendait "Je fais la guerre à la pauvreté, je fais la guerre à la dette de l'État, je fais la guerre à l'impuissance publique, je fais la guerre à la corruption des élites, je fais la guerre à la loi de la force, je fais la guerre à l'injustice", eh bien, ce serait reposant, on aurait peut-être retrouvé une patrie, quelque chose d'harmonieux dans la nouvelle Europe et de digne dans le monde qui s'invente.

Utopie ? Peut-être. Les rêveries sont libres.

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09/02/2007

Terrains neutres.

Baudelaire avait donné à son salon une allure très altière : dépouillement, pas un livre, rien que l'exception et le vide. Victor Hugo, on s'en rend compte place des Vosges, possédait des meubles très spectaculaires, ressemblant à ses dessins fantastiques et à ce qu'il aimait du clair-obscur de Rembrandt. Balzac se vêtait voyant, un peu tape-à-l'oeil, et son goût du boulle, en avance sur le Second Empire qui l'a beaucoup cultivé, pouvait pencher aussi du côté du clinquant, comme d'ailleurs le décor d'opérette qu'il assembla pour sa nouvelle épouse juste avant de mourir.

Les écrivains, au XXe siècle, se sont plutôt présentés sous un amas de livres, comme Colette (chats en plus) ou Marguerite Duras. Le vernis intellectuel l'a progressivement emporté sur l'intention mondaine. Il est vrai qu'on n'est plus mondain après la guerre de 14 comme avant.

Le bureau, couvert de papiers, est ce qu'on montre le plus volontiers. On l'accompagne de photos de proches, de fétiches de grands auteurs, de quelques accessoires aussi. Quand on possède sa maison, dans une banlieue ou une campagne, on travaille souvent sous les toits, au calme. On a en général un petit lit, un divan, où peut-être viennent s'étendre des admiratrices pâmées, mais où l'on prétend seulement méditer quand on passe la journée à buller et à dormir.

Les résidences des écrivains ne sont pas des terrains neutres, non plus que l'image qu'ils en donnent. Ramener l'oeil sur soi chez soi est comme y ramener une femme (chacun ses goûts).

Personnellement, j'ai toujours du mal à conduire les femmes qui m'acceptent jusque chez moi : c'est un antre et il n'y a rien de confortable pour méditer. Je préfère les terrains neutres. Neutres et gratuits, pas les hôtels trop glauques, ni pour écrire ni pour "méditer". Un terrain neutre, c'est plus libre.

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07/02/2007

Le bien public.

Le règne de Louis XV a duré trop longtemps.

Les dernières années sont calamiteuses : perte de toutes les colonies continentales asiatiques et américaines en 1763, révolte des parlements l'année suivante, puis suspension desdits parlements... La France s'enfonce dans l'obscurité comme le roi dans la vieillesse.

Louis XVI veut trancher, c'est la rupture, il faut tout changer. Il ne va pas être déçu : tout va tomber, jusqu'à sa tête. Pour trancher, ça va trancher.

On commence par rétablir les parlements puis, comme il faut prendre sa revanche, on s'attaque à l'Angleterre à travers la guerre d'Indépendance américaine. C'est l'une des deux fois de l'Histoire où la France possède la première flotte militaire du monde. L'autre, c'est en 1939.

En cinq ans, les Anglais perdent le contact avec leurs colonies américaines. C'est la victoire. Pour les Américains, surtout.

Car l'État français sort du conflit tout ruiné. Comme toujours, la guerre n'a produit que de la misère.

Or un incident climatique grave dérange les récoltes suivantes. Le grain manque. À court de liquidités, la puissance publique ne peut intervenir sur le marché des blés, dont les cours s'envolent. Il s'ensuit une spirale d'inflation, de misère et de crise de liquidités.

De là est née la révolution.

Pour renflouer l'État, autant que pour des raisons idéologiques d'ailleurs recevables, on nationalise les biens du clergé. On pourrait croire que le Trésor public va s'en trouver plein. Pas du tout ! Les troubles civils nécessitent de coûteuses opérations de maintien de l'ordre et l'inventaire des biens, long et fastidieux, occasionne lui aussi d'abord des dépenses.

Enfin, quand on peut vendre, comme il n'y a déjà pas assez d'argent dans l'économie et comme on a déjà commencé à en placer à l'étranger par sécurité, la mise sur le marché des biens de l'Église assèche les dernières liquidités disponibles, la spirale d'inflation et de misère se change en tourbillon, en tornade, en ouragan.

On connaît la suite. Les transformations irréversibles, heureusement, mais aussi la guerre, inévitable.

Or nous y voici. Voici le stade où l'État chancelant ne peut plus faire face. Voici le stade où tout l'argent pris aux riches et aux moins riches ne parvient plus à parer à la plus élémentaire pauvreté. Le stade où tout ne sert plus qu'à l'immobilité.

C'est pourquoi chacun, en conscience, doit se demander s'il faut alourdir encore la barque de l'État : elle pourrait finir par couler.

Et ce seront forcément les pauvres qui trinqueront les premiers. C'est vraiment une question de conscience.

Pourquoi je dis ça, ici, au milieu de mes exposés littéraires ?

À cause de Lamartine, de nouveau, le fondateur du Bien Public. C'est lui, l'homme de la révolution de 1848. Lui le témoin des ateliers nationaux, des désordres budgétaires les plus absurdes, lui qui, enfin sorti (croit-il) de sa gangue d'intellectuel, dirige le pays durant plusieurs mois.

Hélas, il a outrepassé ses limites. Il ne comprend rien à la gestion. C'est bien, de savoir faire de beaux discours. Encore faut-il ne pas perdre le sens des réalités.

Et ses erreurs, toutes ses bonnes intentions, toute sa barque de l'État qu'il croit pouvoir charger, tout cela n'aboutit qu'à la victoire des ennemis de tous les principes qu'il a cru défendre : Cavaignac, puis Napoléon III, c'est-à-dire la réaction puis la tyrannie. Beau résultat pour l'homme du Bien Public.

Lamartine, abattu, puis ruiné, meurt seul, vingt longues années plus tard, un an avant la chute du Second Empire. Il n'aura pas vu le rétablissement de la République.

Y a-t-il de l'écho ? À chacun son idée. Libre.

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05/02/2007

Albert Cohen et les identités collectives.

L'histoire de Solal, personnage central d'Albert Cohen, s'étale sur plusieurs oeuvres ; on pense en particulier à "Mangeclous" et aux "Valeureux".

Tout commence au soleil des îles grecques, au Levant. Il y a là une communauté juive insulaire, bon enfant et fiévreuse, désordonnée et rêveuse. Tendrement ridicule.

Ces Juifs ont des liens avec la France, traces de l'Histoire. Ils en rêvent, ils en parlent avec de grands mots et force courbettes sincères. Ils finissent par y venir. Et c'est là que tout se gâte : Solal, l'enfant chéri de leur communauté, l'homme plus intelligent que les autres, le malin, doué pour la belle parole et la finance, le cerveau, le dandy aussi, va se diviser entre son appétit mondain et ses racines sans cesse surgissantes, cette famille encombrante et baroque qui horrifie la "bonne société" européenne, qu'elle soit d'ailleurs française ou suisse.

Solal, cyclothymique, dépressif, mais brillant et chanceux, beau aussi, gravit sans cesse les échelons de la fortune, puis reperd tout, s'enfuit dès qu'il voit reparaître ses racines, qu'il a pourtant cherché à enfouir toujours (fût-ce physiquement) dans le sous-sol de sa maison ou dans l'arrière-fond de son cerveau. Avec ses racines, il fuit aussi la femme qu'il aime, qui en est à la fois l'opposé et le miroir.

Finalement, il est question du retour vers la Terre Promise. Libération illusoire ?

Avec Solal, toujours, l'individu qui croit avoir atteint lui-même, et seul, son accomplissement, se retrouve hanté par la pression de sa communauté. Peut-il vivre sans elle ? Mais comment vivre avec elle ? Comment vivre, surtout, à la fois avec elle et avec les autres, ceux qui n'en sont pas ?

Cette question n'est pas que pour les Juifs. Elle concerne tout le monde. L'émancipation de la personne, l'harmonie de sa vie avec ses proches et avec de plus lointains, le malaise identitaire, la pression du groupe sur l'individu, la solidarité aussi, tout cela résonne en chacun de nous.

Et puis, Albert Cohen écrit parfois si joliment. Et "Belle du Seigneur". Et "Le livre de ma mère"...

Pour le soleil, on lira Solal, une plongée dans les eaux turquoise de la Méditerranée qui, de ce point de vue-là, ne peut être comparée qu'avec le "Graziella" de Lamartine. C'est un livre tout simplement délicieux.

Une fois qu'on a goûté à "Solal", on ne peut plus se passer de lire les autres ni de se demander comment on peut espérer vivre libre.

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04/02/2007

Mais si, j'aime les écrivains français !

Qu'on ne s'y méprenne pas : il y a des quantités d'écrivains français et francophones qui méritent qu'on les lise.

Je pense et je dis du bien de Dugain, Gavalda, Anne Goscinny, Caroline Bongrand (ça, ce sont deux copines, en plus), Amette, Queffélec, Patrick Chauvel, Rufin, même Moix (et pourtant...), j'ai beaucoup aimé le livre de Schneider sur Marylin, celui de Bataille sur Grasset (sans rancune pour l'agenouillement actuel de cette maison), je pense du bien même d'écrivains que je n'ai pas lus, comme Marc Lévy ou Amélie Nothomb, parce qu'ils donnent du plaisir à leurs lecteurs et que ça compte beaucoup. Je ferai ici le compliment de beaucoup d'autres. Mais franchement, rien de tout ça n'échappe à l'anecdote.

On pense à Jules Verne. Certains de ses romans furent publiés en feuilletons quotidiens, à la manière de son maître Dumas. Or les correspondants parisiens de journaux américains achetaient des exemplaires des français dès la sortie des presses pour aussitôt télégraphier les textes aux États-Unis, pour qu'ils pussent y paraître dès le lendemain.

Quel extraordinaire engouement. Or Jules Verne a-t-il dansé aux pieds d'un trône ? Jamais : il était très à gauche et aujourd'hui, il voterait sans doute Bové. A-t-il lutté pour écraser ses voisins ? Jamais : ses derniers mots, en mourant, furent : "Soyez bons".

Alors ?

Alors, il a voulu ardemment être un grand écrivain. Il l'a voulu de toutes ses forces. Et il a cherché. Hetzel, la première fois qu'il l'a vu, lui a dit en substance : "Il y a tout, dans vos romans, tout y est, tout est bien, sauf ... un fil conducteur, une intrigue". Verne s'est acharné. Il a creusé. Et c'est seulement parce qu'il était bon, parce qu'il voulait le bien public (expression de Lamartine, d'ailleurs, qui a fondé le quotidien "Le Bien Public" à Dijon), parce que dans son siècle, il voulait comme Dumas, comme Hugo, "agrandir les esprits", qu'il a trouvé une grande place, par ses propres goûts et pour être utile à tous.

Et son oeuvre a joué un très grand rôle dans la fièvre de progrès du XIXe siècle : elle a donné le goût des sciences à des foules d'indécis. Elle a transmis du savoir et donné envie d'en découvrir plus encore. Combien de vocations d'ingénieurs, d'inventeurs ?

Or il n'est révolution que de savoirs.

Seules les "lumières du savoir" (Hugo) enracinent la démocratie dans la multitude.

Voilà pourquoi la sagesse et le sourire de tous nos bons écrivains ne suffisent pas. Parce qu'il y a aujourd'hui un monde qui ressemble à la France et à l'Europe du XIXe siècle et qu'à ce monde, nous ne disons rien, rien qui vaille d'être retenu.

Il faut donc creuser encore. Jusqu'à la liberté.

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29/01/2007

Pourquoi pas Blaise Cendrars ?

Finalement, il n'y a que l'intelligence qui compte.

J'ai rencontré mon premier texte de Cendrars à douze ans. C'était "L'or", une histoire incroyable qui promène un Suisse ruiné à travers les États-Unis du XIXe siècle, jusqu'à la Californie. Progressivement, sur son chemin, lui qui a quitté l'Europe après une faillite, il bâtit une fortune. Arrivé en Californie, il rencontre les scories de la colonisation espagnole et transforme sa fortune en empire. Puis les États-Unis acquièrent la Californie et lui promettent qu'il conservera ses milliers d'hectares. Hélas, un passant trouve de l'or sur ses terres et aussitôt, les chercheurs affluent, jaillissant de partout : de tous les États-Unis, bien sûr, mais aussi des quatre coins de l'Europe. Avides de métal jaune, ils envahissent tout, édifient des villes entières, c'est la célèbre "ruée vers l'or". Le Suisse est matériellement dépossédé de sa terre. Durant plusieurs décennies, il la réclame à toutes les justices américaines. En vain. Il meurt ruiné. "L'or m'a ruiné", confie amèrement le personnage de Cendrars.

Le choc pour moi a été de découvrir la structure du texte en le lisant. Jusque-là, j'avais toujours été passif devant ma page. La narration coulait en moi comme de l'eau tiède. Avec ce livre, je réagissais, j'agissais, j'étais là. Je me disais même "Ca, ça, je pourrais le faire". Un roman ordinaire, non, ce n'était pas pour moi. Mais "L'or", c'était un fruit de moi.

Puis je suis retombé dans la même indifférence à la structure des livres que je lisais, sauf bien entendu Victor Hugo, mais c'est une autre histoire.

Je me suis longtemps demandé pourquoi j'éprouvais une telle familiarité avec cette oeuvre. Bien plus tard, en découvrant "La main coupée", un plus volumineux recueil sur la guerre de 14-18, j'ai retrouvé une partie de ma sensation, malgré une nuance : "L'or" est une narration linéaire qui mène à un dénouement, "La main coupée" est une chronique forcément moins rythmée, moins scandée. Mais tout de même, il y a quelque chose.

Je crois que c'est de l'intelligence.

C'est curieux, d'ailleurs, car Cendrars n'a pas été malin à toutes les époques de sa vie, il a dit et écrit des bêtises pendant la seconde guerre mondiale, par exemple, et je n'aime guère son récit le plus connu, "Moravagine", trop grandguignolesque pour moi, trop tape-à-l'oeil, trop ahânant dans l'esprit du "que va-t-il encore inventer ?".

Mais les deux oeuvres que j'ai citées sont des condensés de vivacité, les mots y sont tous liés par la chaîne mystérieuse et électrique de l'intelligence. Même quand le propos est ordinaire, la pensée y trouve des chemins.

Alors, même si l'on n'approuve pas toujours Cendrars, on peut se dire que par cette manière de développer un raisonnement dans l'épaisseur de la narration, il contribue, lui aussi, à "agrandir les esprits".

Du reste, sa vision de la ruée vers l'or est époustouflante : comme dans Lucky Luke scénarisé par Goscinny, on voit les personnages qui au seul prononcé du mot "or" laissent tout, leur casserole sur le feu, leur fer à repasser sur la braise, et qui courent, se précipitent, se jettent qui dans un bateau, qui dans une diligence.

Et enfin, cette Amérique des filons (j'ai bien écrit filons et non filous), cette Amérique où quand un producteur de cinéma fait un gros succès avec un film de pirates, tous les autres producteurs vont se ruer pour faire chacun "son" film de pirates, cette Amérique où du jour au lendemain, une et une seule image va focaliser toutes les attentions, pour retomber vite dans un anonymat total, remplacée par une autre, cette Amérique où l'on peut en quelques années bâtir des empires qu'une frénésie nouvelle pourra détruire en quelques mois, cette Amérique-là, survoltée, dévorée par ses propres engouements, toujours à l'affût d'un rêve de fortune miraculeuse, d'un gisement magique ou providentiel, cette Amérique-là n'est-elle pas l'Amérique de toujours ?

Libre ?

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25/01/2007

Libre, Deniau ?

Je salue Jean-François Deniau aujourd'hui seulement, faute d'avoir été proche de mon ordinateur hier.

Le roman de Deniau que j'ai préféré, c'est "Un héros très discret", l'histoire (adaptée pour le cinéma par Jacques Audiard) d'un faux résistant, un homme qui s'incruste comme un escroc dans un réseau d'ex-résistants juste après guerre et qui, de fil en aiguille, devient ministre du général de Gaulle. Il paraît que c'est une histoire vraie.

Deniau, moins littéraire mais plus historique, avait aussi été à vingt-huit ans l'un des rédacteurs du traité de Rome sur la Communauté Européenne. La construction européenne a prouvé que l'on pouvait remplacer la guerre par l'union des peuples. Hommage donc.

On le voyait à Concarneau, au salon du livre de mer où il venait siéger parmi les écrivains de la Marine. Il accompagnait sa signature d'une ancre et revêtait un pull de grosse laine bleu ... marine.

Il vient de rejoindre son port d'attache. Enfin libre.

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19/01/2007

Fausse récréation : la génération de 1830

Tout commence en 1817.

Cette année-là, le nouveau régime prend de l'assurance, on ne croit plus que Napoléon puisse revenir de Sainte-Hélène, la Restauration trouve ses marques, Paris se donne de nouvelles couleurs et cherche sa nouvelle atmosphère littéraire.

Dans un contexte international troublé, alors que beaucoup d'ex-émigrés commencent déjà à se souvenir avec une forme de nostalgie des années qu'ils ont passées en Allemagne, en Amérique ou en Angleterre, un éditeur a l'idée de publier la traduction d'un ténébreux jeune poète maudit anglais : Byron. Succès immédiat.

La vie littéraire parisienne suit cependant son cours ronronnant gavé d'emphase et de périphrases. Un autre éditeur se dit : puisque Byron, auteur mort, a si bien réussi, pourquoi ne pas trouver un poète maudit, français celui-là ? Or André Chénier, guillotiné en 1794, fait très bien l'affaire dans le Paris de la Restauration. En 1819, Chénier triomphe donc.

L'année suivante, on s'enhardit encore : pourquoi le poète devrait-il nécessairement être mort ? Voici donc en 1820 Lamartine, premier poète vivant du nouveau style, premier succès. Les romantiques sont nés. En 1821 et 1822, Hugo et Vigny, puis tous les autres. Hugo décrira plus tard cette transition de l'une de ses formules géniales : "Chénier, le plus romantique des classiques ; Lamartine, le plus classique des romantiques".

Sous la férule de l'écrivain adepte du fantastique Charles Nodier, la troupe romantique se développe et prend forme dans les années 1820. Elle s'empare du pouvoir en février 1830 avec la bataille d'Hernani qui sonne les trois coups du lever de rideau de la révolution de juillet 1830.

Parmi les romantiques, quatre têtes émergent : Hugo, Balzac, Dumas et Lamartine. Hugo et Dumas, tous deux fils de généraux de la Révolution, sont les républicains, Dumas surtout. Son père a même quitté l'armée au moment où Bonaparte est devenu Napoléon. Hugo commence à droite et finit tout près des Communards. Balzac est proche des légitimistes, mais il est féministe comme on peut l'être alors, il veut émanciper la femme. Lamartine, poète par hasard plus que par vocation, est surtout un homme politique, j'en ai déjà parlé.

Concentrons-nous un instant sur Hugo et Balzac. Pourquoi eux ? D'abord, parce qu'ils ont fondé la Société des Gens de Lettres. Ils ont par là voulu permettre aux écrivains de défendre les droits d'auteur, surtout les écrivains les plus fragiles face aux éditeurs, alors tout-puissants.

Mais aussi parce qu'ils ont tracé deux lignes parallèles pour servir de perspective à tous ceux qui veulent écrire : Hugo dit pourquoi et Balzac dit comment.

Hugo pourrait dire aussi comment : son style est éblouissant et sa construction rigoureuse. Mais il est tellement atypique et personnel qu'on ne peut pas s'en inspirer, on ne peut que le pasticher. En revanche, sur la mission du texte et de l'auteur, il montre un chemin, le plus grand.

Balzac, en revanche, emploie les mots de tout le monde et s'exprime avec une élégance simple, sans autre effet de style que la construction même de l'intrigue et des portraits. Il met le lecteur sous une pression excitante.

Pourquoi et comment écrire. Si j'ai sonné cette fausse récréation, c'est pour qu'on se rappelle la double leçon que mes contemporains ont trop souvent oubliée.

Il faut le dire : il est plus commode et beaucoup moins dérangeant d'écrire et de publier des livres inconsistants. Ca arrange tout le monde. Tout le monde sauf le lecteur, la vérité et la liberté.

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